Philippe Jaccottet tenait-il à ses rêves ? Le poète ne leur prêtait guère attention, d’ailleurs — ou parce qu’— il ne s’en souvenait pas. C’est ce que nous apprend une courte remarque, énoncée comme en passant dans La semaison, et dont l’originalité est qu’elle est préliminaire… à la narration d’un rêve. Cette affirmation de non-comptabilité ne justifiait donc pas une absence ; elle introduisait ce qu’elle congédiait : Jaccottet nous explique par une note ramassant le récit d’un rêve qu’il ne note pas ses rêves. La semaison sera en fait régulièrement émaillée de rapports plus ou moins circonstanciés sur les rêves de l’auteur, et dans La seconde semaison, comme ayant tout à fait oublié son aveu d’amnésie, Jaccottet multiplie encore de telles narrations. Que dire enfin de ce qui fait office de « Semaison III », à savoir les Carnets de 1995 à 1998, qui dès les premières pages multiplient les comptes rendus de rêves ? Jaccottet a-t-il simplement oublié sa posture critique vis à vis des rêves nocturnes ? A-t-il changé d’avis ?
Pour Jaccottet, le rêve n’est pas poétique en soi. Un rêve ne mériterait de figurer dans un recueil qu’à la condition de s’avérer poétique. Un rêve poétique est une exception au rêve, ou, pour le dire avec une tournure plus analytique, un cas particulier du rêve qui met à l’épreuve l’onirisme, ou bien encore, si l’on préfère, un rêve qui n’en est plus tout à fait un, et qui n’étant presque plus un rêve nous dit quelque chose de l’essence même de l’onirisme poétique. Voilà pourquoi Jaccottet tient à nous raconter certains rêves : ceux-là atteignent à un genre de poésie. Le rêve n’est pas poétique, c’est la poésie qui est une rêverie. Voilà bien une de ces torsades (un des mots favoris de Jaccottet) qui, en appelant à divers oxymorons (rêve éveillé, veille assoupie…), signent une certaine structure de présence que nous appellerons « surface ».
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Et si Jaccottet nous a semblé une bonne introduction pour notre propos, c’est en raison de l’attachement du « dernier poète idéaliste » aux couleurs, ces adjectifs qui, une fois substantivés, permutent leur prégnance avec celle des choses matérielles, avec la matérialité des choses, choses qui deviennent à leur tour elles-mêmes qualités secondes, ainsi qu’un genre de précision, de nuance. — « Dieu est le vert des prés » dit Silesius cité par Jaccottet…
Toutefois, Milosz abuse de l’adjectivité plus qu’il n’en use, nous dit Jaccottet, qui loue en retour Eluard pour ses « vers mystérieusement beaux malgré ou à cause de leur apparente banalité. » Chez Jaccottet comme chez Heidegger il y a quelque chose qui évoque une grande banalité, mais cette trivialité disparaît avec son énonciation, la banalité marquant alors un écart nouveau d’avec la trivialité. C’est qu’il y a selon Jaccottet un ton. Le ton en trois lettres écrit déjà une poésie. Le ton, ou la couleur de la voix. Verdi parlait déjà d’une tinta pour évoquer cette tonalité qui confère à une œuvre son unité, ce que le mélomane appellerait la couleur d’une œuvre. Voilà, la banalité sait se donner un ton : « Le frappant, dans ce rêve, c’est qu’il a eu de bout en bout une certaine tonalité — comme, à y bien réfléchir, nombre de rêves —, une atmosphère paisible, campagnarde, de ländler, à la limite de la fadeur. Rêve schubertien si l’on veut, mais pas du plus grand Schubert. »[1] L’adjectivité excessive rend la réalité trop réelle. Elle la surcharge, l’alourdit. La banalité ne trouve son ton qu’en dissimulant l’adjectif sous des réseaux poétiques à deux doigts de se perdre les uns les autres. Il y a un jeu entre les nuages de mot, un jeu qui risque la dissolution de la mécanique poétique, qui privilégie toujours le vide, le silence, comme en ces lieder de Schubert où le silence cherche sa propre limite. Si Jaccottet relate certains rêves, c’est que la conception qu’il se fait de la poésie l’oblige à scinder le concept de rêve en deux, avec d’un côté les vrais rêves qui sont aussi de fausses poétiques, de l’autre de faux rêves chargés d’une poétique véritable.
Le concept de rêve étant en effet très vague, et même vaguement borné par son acception la plus large, on le situe le plus souvent négativement comme n’étant pas la réalité. Tout ce que nous savons du rêve est qu’il n’est pas vrai. C’est donc la conception que nous avons de la réalité qui définit en creux le rêve, quitte à en venir à distinguer le rêve de lui-même ou — ce qui revient au même, — à lui attribuer ce qui manquerait à la réalité. On trouve ainsi chez Bachelard un ouvrage faisant, à l’instar de Jaccottet, fond sur cette distinction entre rêve et rêverie. Et La poétique de la rêverie de se présenter ainsi qu’une « exigence phénoménologique » autorisant Bachelard d’ « un regard neuf sur les images » en mettant « l’accent sur leur vertu d’origine », afin de dévoiler l’essence de la rêverie. Il est vrai que la phénoménologie, si ses représentants sont trop disparates pour constituer une école unitaire, vaut d’abord comme méthode, qu’on pourrait résumer par cette formule délibérément imprécise et redondante : laisser le phénomène advenir en tant que phénomène. Mais au sujet de la rêverie, Bachelard veut, à force de phénoménologie, déjouer un préjugé : « l’homme ne se trompe pas en s’exaltant ». C’est donc en mettant « ses documents sur l’axe de l’intentionnalité » que l’homme pourra « vivre l’intentionnalité poétique » là il tentait auparavant de la décrire, et se mettre de la sorte à l’abri d’une illusion, celle du rêve éveillé.
(…) mais pourquoi est-ce que le rêvasseur ne serait-il pas, rien qu’un peu, un rêveur éveillé ?
Pour y répondre, intéressons-nous à un parallèle que Bachelard nourrit lui-même dans cet ouvrage, puisqu’il y fait signe vers Descartes via l’hypothèse d’un « cogito du rêveur ». Bachelard affirme déroger à Descartes en ce que celui-ci fonderait sa réflexion sur la séparation du sujet et de l’objet, là où Bachelard parle avec emphase d’un point de contact, d’une fusion du sujet et de l’objet ; mais ces régions n’ont-elles pas été ouvertes par Descartes lui-même, par la manière très particulière avec laquelle il affrontait l’argument du rêve ? Bachelard, comme Jaccottet, ne croit pas à la possibilité d’un rêve éveillé, aussi exploite-t-il à fond l’hypothèse d’une veille assoupie, qu’il appelle le « bien-être ». Toutefois, la figure renversée d’un rêve éveillé en une veille assoupie en sape-t-elle vraiment les présuppositions ? Comment articuler l’argument du rêve des Méditations métaphysiques à une expérience phénoménologique ? Et cette expérience existe-elle vraiment ? Comment en effet prendre au sérieux l’hypothèse anachronique d’une phénoménologie chez Descartes, lui qui ne prononce par ailleurs jamais le mot de « sujet » ? A l’inverse, comment nier la question du sujet chez celui qui a institutionnalisé les qualités secondes ? Qu’est-ce que l’argument du rêve, en retour, peut nous apprendre sur le statut ontologique de ces qualités secondes ?
[1] Jaccottet, La seconde semaison.