Surfaces : un effort de définition

Surfaces. Ce concept, si indéfini, si clairement indistinct, veut dire qu’il y a là une limite. Voilà : une surface est une limite. L’étendue est la partie apparente des choses. De surfaces, le monde est fait. L’homme a le plus souvent affaire à des surfaces. Elles arrêtent son regard, délimitent ses sens. Elles sont autant de murs dressés à l’encontre de son intelligence des choses. Son imagination lui permet de franchir cette lisière. Mais l’imagination n’est pas la vue. Elle n’est donc pas un su. Dans l’incapacité de voir, l’esprit rate le savoir. C’est pourquoi le philosophe regrette ces surfaces. Il comprend que son savoir implique cette limite. Impliquer revêt ici le sens d’une inclusion : dans son principe même, la connaissance propose toujours implicitement que le savoir dépasse le voir, le su le vu. En conséquence, connaître prend toujours le sens d’un contournement du visible, et il est vertigineux de penser que, possiblement, chaque fois que le langage décrit l’invisible, rend visible l’invisible, présente l’imprésenté, qu’en somme, et quoiqu’il soit légitime que le savoir se propose de dépasser le voir, chaque fois que le su l’emporte sur le vu, on bascule peut-être dans une métaphysique. L’empirie étant dominée par la vue, et puisqu’il est vrai que physiologiquement l’appareil oculaire est une partie du cerveau, avec l’imagination c’est le cerveau qui devient une partie de l’appareil oculaire. Est-ce la raison pour laquelle Platon nous enjoint de penser dans certains textes la séparation radicale des idées et du monde physique… pour mieux montrer à d’autres moments opportuns la liaison qu’opère l’œil, assoir cette suspicion d’un œil de l’esprit capable de cerner l’invisible ?

Notre point de départ sera en conséquence cette hypothèse audacieuse : la surface est l’image fondamentale depuis laquelle opère tout un pan du cartésianisme, et dont le concept d’extension est la forme conclusive — processus accompli. Eprouvons-là, en commençant par la corroborer d’une source. Aristote fit en effet au sujet des surfaces une remarque qui doit nous apparaître comme décisive et qui n’a pas pu échapper à Descartes : surface et couleur viennent toujours ensemble. Aristote a raison, Husserl l’a redit : chaque fois que je pose les yeux sur une surface, — ce bureau, ce tableau, la peau de mon avant-bras, le ciel, la lampe de chevet, Métaphysique des mœurs posée là, mon agenda, ma montre, mon denim, ma tasse de thé — toujours cette surface est colorée. Idem, la couleur qui m’environne se présente toujours sur une surface. C’est un constat phénoménologique fort, et il est d’ailleurs loisible de constater que tout un pan de la philosophie husserlienne ne fonctionne qu’avec l’exemple des surfaces colorées.

Voyons alors ce qui se produit si, avec Descartes, je ferme maintenant les yeux pour me représenter une couleur — elle vient en nappe. Je pense à une surface — elle est teintée. Quelle que soit l’intensité de mes efforts, la couleur vient avec la surface. Réalisme aristotélicien indépassable. Néanmoins, je sais, je peux expérimenter intellectuellement que la notion de couleur diffère de celle de surface. Couleur et surface sont deux vocables désignant deux réalités distinctes. Je le peux d’autant plus légitimement que si je garde mes yeux fermés, mais si cette fois j’esquisse un geste, la surface que mes doigts heurtent ne laisse pas remonter de la couleur, mais de la matière. La matière elle aussi vient avec la surface. Je ne pouvais plus tôt détacher la couleur de la surface ; je ne sais plus distinguer une surface de la matière au sein du monde sensible — même moins encore. Mais de la même manière que mon esprit sait que couleur et surface ne sont pas deux concepts identiques, matière et surface ne désignent pas exactement la même chose — pas davantage que couleur et matière. Ce point précis nous permet de comprendre une distinction fondamentale du cartésianisme : l’imagination n’est pas l’opération qui consiste à disjoindre la couleur de l’extension, c’est au contraire celle qui consiste à lier à la couleur une extension, donc une réalité matérielle. Partant, imagination, raison et entendement ne sont pas des concepts substantiels du cartésianisme, mais fonctionnels : comme nous allons tâcher de le montrer, la raison est alors celle qui sait que l’extension est du côté de la corporéité, quand l’imagination l’oublie.

L’expérience phénoménologique cartésienne est donc essentiellement négative : elle consiste à penser la séparabilité des opérations de l’entendement impliquées par le phénomène. Tout semble en effet indiquer que pour Descartes, une fois obtenue la collection de tout ce qu’il peut distinguer (voir/penser), l’esprit se fend à son tour sur les surfaces. C’est le prolongement de l’inventaire qui inventorie une nouvelle modalité de la pensée. Ce n’est donc pas une action de la pensée sur elle-même, mais une action particulière de la pensée que le phénomène révèle : là où la vue ne distingue pas surface et couleur, où la sensibilité est inapte à penser la distinction entre couleur et surface, la pensée possède cette sensibilité, cette subtilité.

En conséquence, il n’y a pas de danger véritable à affirmer qu’une surface est à la fois matière et couleur, et ni matière ni couleur. Rien de plus étrange là-dedans que de dire que nous savons savoir ou que nous doutons de notre doute. Il y a là une simultanéité, donc une ubiquité véritable. Car si matière, surface et couleur sont trois concepts différents de l’esprit, il n’en reste pas moins que la surface ne contient phénoménalement aucune médiatisation dans ses rapports avec la couleur et la matière. Mais c’est, c’est vrai, le point précis où l’esprit perd l’homogénéité de voir et de distinguer. La clarté de la distinction, Descartes sait qu’il devra désormais la chercher en dehors des sens, trouver d’autres critères : l’épuration de l’esprit d’avec la sensibilité, c’est-à-dire d’avec lui-même, est un pas décisif qui permet la scission de la couleur d’avec la surface, et qui autorisera par la suite, par analogie, l’expérience en pensée d’une âme isolée d’un corps. (…)

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