textes divers

Abélard sans Héloïse (Télécharger le pdf)

(…) C’est là la signature d’Abélard : il est toujours orthodoxe et hétérodoxe à la fois. Comme le dit si bien Rémusat au sujet de sa condamnation à Soisson : « Le livre était dangereux peut-être, mais l’auteur innocent (…). » Il faut en conséquence, pour mesurer la portée philosophique d’Abélard, que la question « qu’est-ce que la philosophie d’Abélard ? » laisse place à qu’est-ce que philosopher pour Abélard ?

L’abélardisme est une philosophie de la strangulation, une philosophie coincée entre des hérésies contradictoires, étranglée, aussi, entre raison et foi, entre deux seigneuries, deux amours. Abélard se meut dans des interstices infranchissables. Un disciple d’Abélard rapporte que celui-ci aurait déclaré un jour qu’ « il serait facile à quelqu’un de notre temps de composer sur l’art philosophique un livre qui ne serait inférieur à aucun écrit des anciens, (…) mais qu’il serait impossible, ou bien difficile, qu’il obtînt le rang et le crédit d’une autorité. Cela n’est réservé qu’aux anciens. » En conséquence, on ne répondra pas au moindre des mystères d’Abélard, si on ne peut pas satisfaire à cette question : que veut Abélard ? Qu’est-ce qui fait courir cet homme que l’autorité ecclésiastique fait inlassablement trébucher ? (…) (lire un extrait)

Verne et la haine épidémiologique (un précurseur sombre : le sang) (Télécharger le pdf)  

Il serait dérisoire, quand on aborde l’histoire de l’antisémitisme, de prétendre à un propos qui ne serait ni historique ni particulièrement intéressé par l’antisémitisme. Que dire si j’ajoutais que Jules Verne n’est pas notre sujet ? S’abstenir d’un tel ridicule serait préférable. Peut-être serait-il plus judicieux de préciser certains implicites, comme l’importance des énoncés s’emparant du champ lexical de la maladie et du sang. En effet, je proposerai ces notions comme structure de renversement possible de la haine confessionnelle à la haine raciale. Ces énoncés, nous les récapitulons sous l’intitulé de « haine épidémiologique », à la faveur d’une suspension dans l’œuvre de Jules Verne entre haine confessionnelle et haine raciale, mais j’attire l’attention du lecteur sur le fait qu’il faut y voir l’anatomie de ce que j’appelle ailleurs une torsade (la maladie) et le corps de son précurseur sombre, le sang.

Si je peux prétendre que Jules Verne n’est pas mon sujet central, c’est parce que je profiterai encore de ce que, pléiadisé en 2012, le précurseur de la science-fiction soit aujourd’hui à l’abri des plus viles attaques, pour me mettre moi-même à l’abri de la polémique. Les affirmations les moins nuancées de son antisémitisme étant le plus souvent exprimées sous la forme trouble d’un constatif enrobé de la meilleure bienveillance, un préalable nécessaire est ici rempli : « Verne était antisémite, mais qui ne l’était pas ? » osent les plus hardis critiques. Résumé parfaitement tenable, et qui permet en retour ce questionnement : quel(s) antisémitisme(s) anime(nt) Verne ? Puisqu’il était antisémite, comment articuler à son œuvre cette « opinion » ? Et comment en retour Jules Verne peut-il nous enseigner quelque chose sur l’antisémitisme ? Mon propos s’y bornera. (lire un extrait)

Qu’est-ce que la morale ? (Télécharger le pdf)

qu’est-ce que la morale ?

Carnap disait qu’en logique il n’y a pas de morale. L’inverse est également vrai. On a pourtant toujours cherché à faire de la morale un système, en lui inoculant une cohérence, une complétude, une décidabilité. Or, comme la démonstration de non-contradiction d’un système moral est impossible tandis que l’axiomatisation de la morale n’accouche d’aucune déductibilité, on tenta ou bien à la manière stoïcienne sa réduction à une physique elle-même alambiquée, ou bien sa réalisation, ce qui a toujours eu pour effet de la dissoudre dans la casuistique.

Une option d’emblée refoulée aurait été au contraire de l’outre-saturer, d’atteindre à cette contradiction fondamentale : (i) une axiomatique a pour finalité d’abolir tout jeu — tout je, — dans ses rouages ; (ii) la question morale ne peut être complètement séparée de la question de la liberté. Mais quelle est la contradiction réelle sous le paradoxe ?

Nous avons en effet tendance à envisager les actions morales comme un type particulier de liberté. Nul ne niera qu’une action n’est vraiment morale si elle n’est pas farouchement autonome, et pourtant, c’est ce point qui mériterait d’être discuté.

Il est vrai que par sens moral jem’abstiens de telle ou telle action, je m’enjoins à tel ou tel comportement. La loi alors peut-elle être morale ? Mon droit étant le pouvoir que j’exerce légalement sur autrui tandis, la loi se contente-t-elle de me direle pouvoir qu’autrui a sur moi ? Il semble alors hasardeux d’affirmer que la dimension morale inscrite dans certaines lois relève encore pleinement de la morale. En s’accaparant la morale, le droit l’altère. La morale est-elle pour autant une loi non écrite ?

Une première remarque : la galanterie, qui n’est pas inscrite dans la loi, tout autant innerve un certain nombre de mes faits et gestes. Voilà pourtant une extension bien chancelante à l’adjectif « moral », que d’attendre que tout le monde passe à table pour asséner le premier coup de fourchette. Néanmoins il y a dans la politesse, la galanterie et toute ces conventions une manière de souligner les rapports de force en les inversant. Donner la priorité à une femme ou un vieillard quand on est un homme dans la force de l’âge, c’est montrer sa domination en l’abdiquant. Tout le monde connait les lunettes de soleil de Barthes. Dans la galanterie plus précisément, et qui est une forme outrée de politesse, la crise n’est pas abolie, elle est simplement éludée (hypo-krisis). On ne sera alors guère étonnés que ces gestes et ces paroles soient mieux répandues parmi les dominants. Les dominés sont-ils pour autant dénués de morale ? Certes non, et la galanterie, la politesse sont évidemment une parodie du sens moral authentique, dont ils pervertissent la nature, souvent pour se substituer à lui. La morale ne consiste pas, ne peut consister en une inversion provisoire des rapports de domination, sans cela elle serait à l’adresse exclusive des dominants. Mais notre époque, proprement obsédée par la question de la domination, ne peut le voir. Si la morale n’est ni dans le droit ni en dehors de lui, c’est qu’elle ne concerne pas les rapports de pouvoir en tant que domination interindividuelle. La question revient alors : où est sise la morale si elle n’est ni écrite ni coutumière ?

Il y a néanmoins quelque chose d’artificiel dans cette séparation nette que l’on opère entre morale et droit. Il n’est sans morale guère aisé d’évaluer la légitimité du légal, si bien que sans morale point d’ordre ni de révolte. Qui dira que le droit d’un pays doit être entièrement isolé des questions morales ? Est-il toutefois pour cela besoin de critères transcendants ?

Je tenterai de montrer qu’un regard moral (différent de moralisateur) sur les sociétés, transcendantal plutôt que transcendant, est possible. C’est pourquoi dans ce texte je répondrai à mes amis de gauche et l’objection qui se présente déjà à la pointe de leurs lèvres, comme d’ailleurs je rappellerai aux militants politiques que « valeur » est un mot de droite.

Par « morale », on peut en effet entendre (provisoirement) une organisation sociale telle, que ses structures ne prospèrent pas au détriment des agents, structures qui deviendraient alors les éléments morbides de leur propre déliquescence. Mais contrairement à ce que j’ai longtemps cru, cette définition, trop machiavélienne, peine à répondre complètement à la question qu’est-ce que la morale ?

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