cinémathèses

A Scanner Darkly, une réflexion sur l’identité (Richard Linklater, d’après Philip K. Dick, 2006)

Dans les dernières minutes du film de Richard Linklater, A scanner Darkly, un employé d’un centre de désintoxication répète par deux fois : « nous sommes un circuit fermé », auquel le héros fait écho à son tour. Cette triple occurrence permet au spectateur de ressaisir rétrospectivement un scenario dont l’intrigue l’a plus d’une fois distrait d’un thème pourtant particulièrement saillant. Contrairement à ce qu’on en dit souvent, A scanner Darkly est lisible ainsi qu’un film sur l’identité. Dès les premières minutes en fait, la tenue de camouflage des enquêteurs (qui radioscope des visages échantillonnés sur la diversité des anatomies humaines), en imposait le thème avec une force toute particulière. (…) Lire la suite

Deliverance, fugue et contre-fugue (John Boorman, d’après le roman de James Dickey, 1972)

Aux premières minutes de Deliverance (1972), on ne voit pas les acteurs. On entend leurs voix, tendues sur les images d’un barrage en construction. On assiste à un prélude, où comme en musique classique nous est donné le motif, le thème qui sera travaillé dans l’œuvre : on entend parler d’une nature violée. Violée par la ville, ses besoins en électricité. On construit le barrage qui noiera la nature. Mais aussi les villes qui bordent la rivière… La culture irait violer la nature qui irait détruisant la culture. Par le barrage la nature est retournée contre elle-même. (…) Lire la suite

Mud, de l’in-visible au di-visible (Jeff Nichols, 2013)

Dans Mud, Jeff Nichols exploite l’idée — très ordinaire — selon laquelle les relations humaines seraient troublées par leur confusion. Le personnage de Mud, un vagabond, surgit ainsi dès la première image auprès de deux enfants qu’il s’apprête à instrumentaliser. La narration nous l’indique clairement par un détail : Mud utilise un équipement typique de l’initiation des enfants à la pêche à la ligne. L’action se déroule ainsi auprès des eaux boueuses (muddy water) d’une rivière où, nous dit un personnage, on y trouve « le meilleur comme le pire » : des perles (un jeune fille prénommée Pearl fera découvrir l’amour au jeune héros, Ellis) comme des serpents venimeux. Mais comment y voir clair dans une eau boueuse ? ou, si l’on préfère, comment déceler l’amour dans une existence où tout le monde utilise tout le monde, les parents leurs enfants, les filles les hommes, les forts les faibles ? Lire la suite

Shokuzai, la loi des séries (Kiyoshi Kurosawa, d’après le roman de Kanae Minato, 2012)

Une petite fille, Emili, est assassinée sous les yeux de quatre de ses camarades de classe. Un événement traumatique initial qui entraînera quatre séries causales. Deux séries causales s’enclenchent d’abord. Ce sont les premier et second chapitres, intitulés Celles qui voulaient se souvenir. Que veulent celles qui voulaient se souvenir ? Elles veulent revenir au premier domino éboulé (Emili) pour arrêter la série : ce sont Culpabilité et Rédemption. Retrouver le domino resté face contre terre, c’est garantir en effet que la causalité s’écrasera sur elle-même, que l’effet s’abolira sur sa cause. (Lire la suite)

 

Nymphomaniac, dialogue avec Platon (Lars von Trier, 2013)

Un classement est une purification. Ceux qui ont la manie du rangement le savent bien. Des éléments mélangés sont séparés, un à un, de manière à ce que chaque famille soit à la fin toujours identique à elle-même. Dans Nymphomaniac, le classement s’opère d’abord autour des mains. Mais cette fois les mains ne sont pas l’outil qui sert à classer, elles sont ce qui est classé. Les mains, qui ordinairement classent, sont classées. Les mains subissent le classement qu’elles infligent ordinairement, leur culpabilité fait repentance dans un Talion. (Lire la suite)

 

 

Albert Nobbs, une théorie du genre (Rodrigo Garcia, 2011)

Albert Nobbs, de Rodrigo Garcia, est un film doué d’une conviction : l’identité est relationnelle. On y découvre qu’au XIXè siècle, une femme pouvait tout à fait devenir un homme, à la condition qu’elle exerce à son tour la même violence sur les autres femmes. Plus précisément, une femme devenait un homme à la condition nécessaire mais non suffisante d’accepter la domination masculine comme un fait, si bien qu’une femme refusant d’une quelconque manière cette domination redevenait une femme, ne serait-ce que le temps de tomber sous les coups d’un homme. C’est donc l’acceptation de la domination masculine, par exemple en exploitant les femmes paupérisées par le hasard de leur condition (comme une grossesse non voulue), l’intériorisation et la naturalisation de cette domination, qui fixe les individus sous une identité. Aussi longtemps que Nobbs accepte la domination masculine comme un état de fait qu’on ne peut remettre en cause, ille est un homme.

The lobster, propos à mémoire de forme (Yorgos Lanthimos, 2015)

Une allégorie, si folle soit-elle, ne sombrera pas dans le ridicule, aussi longtemps en fait qu’elle conserve cette épine dorsale de vérité qui la maintient dans l’état de réalisme le plus irréfutable. C’est ainsi que The Lobster réussit à tenir le récit le plus onirique dans les bornes d’une crédibilité absolue. Ce tour de force, le film le doit à la pertinence de son discours sur la conjugalité. Car voilà, nous n’avons plus besoin d’être en couple ; le couple est utile à la société — voilà la tension. La société, quoique structurée par le couple, nous en émancipe. L’atome économique, c’est aujourd’hui l’individu. Il y eut un temps où cela fût le ménage étendu, dominant jusqu’à l’Âge Classique. Puis la famille nucléaire bourgeoise dont le modèle domine encore nos représentations, triompha paraît-il pour des raisons de performance économique. Mais pour faire simple — famille nucléaire ou pas — jusqu’au XIXè siècle ce n’étaient pas des individus qui se mariaient, mais des familles. Mariage arrangé ou mariage d’inclinaison (compromis entre mariage d’amour et mariage arrangé que l’on retrouve dans la Nouvelle Héloïse, par exemple), toujours il s’agit au mieux de concilier les passions amoureuses avec les raisons matérielles des familles des conjoints. Tout le début du XXè siècle est a contrario marqué par cette « égoïsme à deux » qu’est la nouveauté du couple. Deux individus suffisent à leur reproduction matérielle. Tout un univers mental bascule, dont nous avons largement hérité. Tant et si bien que nous devons aujourd’hui encore être en couple. C’est, disons, la grande constante : l’élément perturbateur, hautement déprécié, c’est toujours le célibataire. (Lire la suite)

Star Wars ou la crise des élites 

On peut affirmer sans trop de risque que la saga Star Wars a suscité un nombre de gloses suffisant pour garantir que ce que je m’apprête à écrire est vraisemblablement une redite, voire une stupidité invalidée par quelque spécialiste de la trilogie — ce que je ne suis bien sûr pas. Reste que m’a toujours frappée dans cette narration, l’étrangeté et en même temps la familiarité de l’antagonisme proposé, entre d’un côté une République dotée d’une noblesse, et de l’autre une dictature d’un genre très spécial… (Lire la suite)

 

Joker, les deux états de nature (Todd Philipps, 2019)

« Les fous n’ont pas perdu la raison. Les fous ont tout perdu, sauf la raison. » Chesterton

Marx disait que l’explication consiste le plus souvent à remettre la causalité dans le bon
ordre. C’est en substance la première partie du film Joker : ridiculisant la naïveté du personnage grotesque du Batman (qui semble être le seul à ne pas voir qu’il combat ce dont il est la cause), Joker origine la genèse de son héros au point d’incandescence de l’intersectionnalité (où la maladie mentale joue ici le rôle de minorité pouvant toucher toutes les minorités). Mais cela, chaque spectateur le décèle sans difficulté (une autre qualité du film). (Lire la suite)

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