(…) Diagon et transverse ne sont pas les seules concrétisations possibles de cette démarche de création et d’exploitation de concepts. Les surfaces se présentant comme autant d’anti-barres de Scheffer — (p.q).-(pq) pourrait être leur crédo, — elles autorisent un certain nombre de découpes et d’agencements autour des conjonctions de coordination. C’est ce que tente d’exprimer la formule la surface est matière et négation de la matière (et-ne). Il est donc tout à fait possible de s’emparer d’une surface sous une figure immédiatement contradictoire : un concept et la négation de ce concept (et-ne). Or, cette découpe très particulière pose avec une gravité nouvelle la question de la licéité du discours philosophique en imposant une tension épistémologique remarquable.
Notre gêne à cet endroit relève de notre respect coi pour la logique, mais révèle aussi par là une confusion quant à la fonction de la négation dans l’outillage philosophique. Rappelons-nous : « La quantité c’est la qualité niée, mais non la qualité supprimée. » La négation n’est ici pas une constante logique. Le problème de la négation a d’emblée été mal posé parce qu’il portait tautologiquement sur des inexistants ; or, à quoi servirait la négation si elle se contentait de nier l’existence de ce qui n’existe pas ? Non, la négation puise son sens à la négation de l’existant. Elle ne pointe pas une absence, elle opère depuis une présence qu’elle rend instable. C’est en niant ce qui existe qu’est désignée une autre chose pour laquelle l’ostension physique est impuissante. Comme le disait Michel de Certeau, « l’oxymoron est un déictique, il montre ce qu’il ne dit pas ». Que se passe-t-il quand je dénie l’existence à ce qui existe vraiment sous le concept ? Celui-là perd-il pour autant l’existence ? Ridicule. Quelle est la fonction ici de la négation ?
Lorsque nous disons que la forme est couleur et négation de la couleur, nous employons la négation et la conjonction d’une manière illogique ; le langage, qui n’est jamais strictement discriminant en lui-même, n’oppose pourtant pas d’impossibilité formelle à leur usage conjugué. Mais cette tournure nous semble incorrecte. La logique, qui n’utilise pas tout le potentiel syntagmatique du langage, se prive donc ici d’une fonction du langage qui est justement la restitution du continuum. La négation est l’excédent conceptuel rapporté par le truchement de la conception. La négation est donc bien un élément fondamental d’une théorie de la philosophie, surtout si elle est rapportée au problème du tertium datur.
Tout cela est encore un peu abstrait. Pour comprendre, risquons-nous à une hypothèse toute spéculative, mais qui je crois aura au moins valeur d’illustration pour notre propos. Disons en substance que le problème des surfaces est lié à la perception catégorielle. Celle-ci est instancée chez beaucoup de vertébrés par la modalité acoustique ; seul l’homme la possèderait également dans la modalité visuelle (de nombreuses expériences scientifiques montrent en effet que les primates échouent à classer le spectre de couleurs). Quand elle est auditive, la perception catégorielle se manifeste par la perte du continuum entre deux syllabes telles que ba et da. Pour une oreille humaine, le son est soit ba soit da, tertium non datur. Une expérience montre que si un sujet est en même temps soumis à l’écoute détériorée de ba et à la vue d’une bouche articulant fa, la, ou ga, le sujet entendra nécessairement fa, la ou ga et jamais ba. La capacité dont nous jouissons à créer des concepts est adossée à une incapacité fondamentale : percevoir le continuum. On le constate au simple fait que même un effort intellectuel poussé et délibérément orienté ne permet pas tout à fait de saisir les surfaces comme l’autre nom d’un tertium datur, le vieil argument du sorite nous montrant même la manière dont chaque situation graduelle n’est jamais comparée à la situation contiguë mais aux deux pôles extrêmes (appréciation laissée au soin du sujet). Partons alors d’une expérience en pensée assez simple : un lapin. Lorsque je perçois ce datum en fuite qu’on appelle en français un lapin, je perçois en réalité deux choses qui deviennent aussitôt ce sous quoi je perçois : une étendue présentant des couleurs, un mouvement ramassé dans une forme unifiée.
Notons d’abord que le concept de matière est ici radicalement absent. L’énoncé observationnel (conceptuel) est fait de couleurs, de formes, de surfaces — nous l’avons dit. Aucune matière ici, sinon thématisée sous l’intitulé de surface. Pour construire ses objets, la physique doit donc réduire le monde à sa sensibilité propre, qui ne comprend (aux deux sens du terme) que la matière. Avec la réduction langagière de la fiction benthamienne, le vocabulaire n’est ainsi pas le seul champ atteint dans sa diversité : les connecteurs logiques, pour demeurer logiques ont vu leur champ d’application paupérisé par la diminution de leurs connexions légales. Conséquence : si le monde se présente comme (p.q).-(pq), alors la logique qui invalide un tel schème, ne peut prétendre à une simple réduction langagière ou méthodologique, elle doit reconnaître que son rasoir d’Occham est une réduction ontologique.
Nous venons d’adopter mutatis mutandis le discours d’une grande partie de la tradition philosophique, et sans doute avec quelque raison ; reste que nier l’existence de ce qui existe indubitablement suppose l’affirmation d’un paradoxe qui est justement p.-p, ce qui pose évidemment question si on n’admet pas que la négation, valeur d’intentionnalité, puisse s’appuyer sur la persistance de son objet. Ce faisant, la philosophie s’expose au reproche d’incohérence, là aussi avec quelque raison. C’est ainsi que Nietzsche, à un moment de son analyse généalogique, fit assez sournoisement remarquer que la monnaie n’est pas un symbole de la valeur. La monnaie est la valeur ; c’est bien plutôt la morale, comme ensemble de valeurs, qui est un symbole de la monnaie. Nous choisissons cet argument pour sa dimension matérialiste. Peut-on alors concilier le matérialisme de cette proposition avec les préconçus qu’elle prétend saper ?
Ne pouvons-nous pas dire que toute morale commence par rejeter la valeur de l’argent ? D’ailleurs, toutes les « morales » qui ne procèdent pas ainsi ne finissent-elles pas invariablement par légitimer une forme de violence ? — voyez Nozick. Les grandes morales commencent toutes par dire : p.-p, i.e. la valeur n’a pas de valeur. Remarquez que nous pouvons ici nous risquer à une analyse de concepts : il ne s’agit pas, comme pour le savon sans savon, du rapprochement du substantiel et du fonctionnel, mais d’une contradiction pure et simple. Il est vrai cependant que la fonction de cette contradiction est de substantiver quelque chose. Quelque chose qui sera de l’économique et la négation de l’économique. La minuscule prétention de la conjonction de coordination arme la négation dans la métaphysique de la morale du pouvoir de dérober à l’argent sa valeur. C’est le geste inaugural d’un transfert. Une société semble en effet avoir besoin de l’économique pour le nier. Sans économie, pas de négation de l’économie ; mais une société qui ne nie pas la valeur de l’argent est au minimum amorale. Les civilisations sont pour une part, parfois congrue, fondées sur l’économie par l’opérateur de la négation. Si la morale est valeur (nombre) et négation du nombre (qualité), alors ce qui est nié est une valeur nombrable en faveur d’une valeur indénombrable ; la relation toute négative qu’entretiennent les valeurs morales avec la valeur nombrable est justement que les valeurs morales n’ont pas de prix. Ici commence, avec cet usage bien compris de la négation, la philosophie morale. La morale est surface en tant que thématisation de la monnaie (faisant ipso facto de la monnaie la thématisation de la promesse tenue).
La négation est à ce titre un opérateur notable, en ce qu’elle apparaît comme une de ces surfaces transparentes dont Aristote nous apprend qu’elles prennent (dérobent) leur couleur aux autres surfaces. Un autre excellent exemple de surface transparente est le concept de personne. (…) (lire la suite)