Surfaces : d’un chiasme

La torsade est un procédé auquel la philosophie a fréquemment recours, et je veux montrer qu’à l’instar du diagon et de la transverse, cela a quelque chose à voir avec ces objets bâtards que sont les surfaces. Notons d’abord que quand une torsade d’envergure a lieu, elle fait émerger comme une constellation d’oxymores (parmi lesquels le point-virgule) : une contradiction naît. Traitant du baptême de feu de Jésus / baptême d’eau de Jean, le christianisme utilise peut-être lui aussi la duplicité de l’igné pour induire une distorsion du sens : fortement déprécié chez les Juifs, le feu, qui revêtait un sens plus mélioratif ou plus neutre parmi la population à laquelle s’adressait les premiers chrétiens, a permis de présenter une critique frontale, acerbe, comme un adoubement. La torsade a alors pour effet d’objectiver le subjectivé (ici le feu) afin de modifier quelque chose dans le champ de la représentation. Un peu comme dans l’expression « faire long feu », qui contient in re l’antonyme de sa signification (et qui explique le contre-sens courant de son emploi), une torsade peut être implicite. Ainsi Derrida rappelle que le péché se définit, surtout chez Malebranche et Kant, par une torsade « des rapports naturels entre l’âme et le corps. »[1] Torsade aussi de l’écriture chez Butor qui renverse le monde et la mort. Entre athées et croyants, une torsade plus explicite : l’un dit de l’autre qu’il ne peut prouver l’existence de Dieu, l’autre de l’un qu’il ne peut prouver son inexistence. Dans les Evangiles le Christ torsade à tour de bras : « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Moi je vous dis : aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs. » Dans la mythologie déjà, comme il a été si joliment formulé Narcisse ne dit plus je m’aime tel que je suis, il dit : je suis tel que je m’aime. Hegel dit que l’espace est le temps, Bergson torsade et affirme que le temps est l’espace. Une de nos torsades préférées enfin, liée à la famille au XVIIIè siècle : la manière dont la rue qui traversait littéralement les maisons (le lisse), s’est trouvée hachée par ces maisons devenues foyers (le strié). Il est donc toujours possible de ramener une évolution dans le domaine des idées à une torsade, et en réalité tout se torsade. Prenons le panoptique cher à Foucault, une scission voir/être vu. Torsadons : être vu/voir. Plutôt qu’un individu puisse voir une multitude d’autres sans être vu, notre torsade offre à un homme la possibilité d’être vu par une foule d’autres sans toutefois les voir. C’est la télévision. Nous respectons en outre la règle du même dans la différence, puisque c’est encore, comme le disait Deleuze du panoptisme, « imposer une conduite quelconque à une multiplicité humaine quelconque »[2]. C’est cette permanence qui va concentrer bientôt notre attention sous l’intitulé de précurseur sombre.

Tout se torsade. L’érotisme : libéré de la procréation, l’érotisme peut déployer le potentiel de la sexualité humaine. Sitôt que votre sexualité n’a plus pour vocation la reproduction, c’est la reproduction sexuée qui devient le moyen de la sexualité. Bien sûr, on ne nous laisse copuler que pour faire des enfants, mais c’est pour copuler que nous faisons encore des enfants. Puisque l’amour (courtois) est pur de toute sexualité, et que l’amour profane n’a de sexualité que procréative, le libertinage est une sexualité sans procréation, où la semence avalée est « méchamment dérobée à sa destination d’usage »[3]. Elle est pure en cela : pure de tout amour. Ce sentiment est très net chez Sade qui parle des « voluptés libertines dont l’esprit n’est nullement populateur ». La sodomie trouve ses lettres de noblesse par sa contraception absolue. Elle est sexualité pure comme les amours platoniques sont amours pures.

La minijupe est une torsade à elle seule : de la disponibilité sexuelle à la disposition de sa sexualité.

Mais pour qu’il y ait des torsades, il faut des torsadeurs. Les philosophes s’en sont fait une spécialité, cela tombe très bien. Ils ne sont cependant pas seuls. Prenons un ouvrage bien pratique parce que souvent schématique, de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur, Jésus après Jésus. Les auteurs y construisent une histoire du Nouveau Testament comme glissement tortueux, torsadé, du judaïsme vers l’antisémitisme. Nous retenons cet ouvrage parce qu’il y met en scène deux genres de torsadeurs que nous appellerons des précurseurs : Etienne y fait figure de passage du judaïsme de Jésus au christianisme paulinien. Il est le point de pivot d’un retournement interne au Nouveau Testament. Etienne marque le passage d’un judaïsme juif à un judaïsme chrétien. D’un pléonasme à un oxymore. Il est le continuateur de l’œuvre de Jésus, sa véritable résurrection, la parousie qui aurait arrangé tout le monde, et où Jésus, qui a rompu avec la Loi, est mort de la main des Juifs et non des Romains… Exactement ce qui est arrivé à Etienne, le moins juif des disciples du Christ et donc le plus chrétien, annonçant l’avènement de Paul, seconde précurseur, en tant que le plus juif (Saul) devenu le moins juif d’entre les chrétiens (Paul). Les torsadeurs sont donc des individus dont on ne peut mieux dire qu’ils se torsadent eux-mêmes. On le voit avec Etienne et Paul. Mais aussi avec Richelieu, à la fois le plus noble par sa naissance et le moins féodal par sa politique, et qui permettra à Colbert de torsader Sully dans la conception, la prise, l’application et la destination du pouvoir. Richelieu est donc dans le registre du torsadeur un précurseur. Exactement à l’instar de Spinoza, à la fois l’homme le plus juif et le philosophe le moins juif, l’auteur le moins judaïque de la philosophie la plus talmudique.

Néanmoins, je vous livre à la volée tous ces précurseurs parce qu’ils sont en un sens clairs. Or, il existe un précurseur sombre, mais aller à sa rencontre nous exhorte à une analyse préalable plus approfondie de l’anatomie de ces torsades. Commençons par interroger : pourquoi un philosophe torsade-t-il ? On peut facilement s’apercevoir que le chiasme se veut souvent en philosophie l’exploitation d’une faiblesse de la structure du raisonnement. Adorno et Horkheimer ont largement exploré cette hypothèse : si nous disons avec Nietzche que nous formons les pensées que nous pouvons avec les mots que nous avons sous la main, nous torsadons l’idée, par exemple chez Frege (qu’importe la chronologie), que la pensée est ce qui reste quand on en retire les mots. Les pensées seraient des mots auxquels on a retiré leur reste (l’autre, la mondanité…). Pour Nietzsche au contraire, on ne formerait pas d’idées en dépit des mots. Mais en torsadant, en disant que les pensées sont les mots quand on enlève tout le reste et non le reste des mots, nous n’affirmons pas simplement une proposition, nous formons la contradiction de manière à montrer une équipollence. Les deux propositions sont identiquement réfutables, donc identiquement acceptables. Il y a certainement un présupposé à en adopter une plutôt qu’une autre ; on ne peut d’ailleurs pas derechef affirmer que la proposition ordinaire est fausse et la torsade vraie. Simplement, si la première est plus largement acceptée alors c’est un présupposé. Nous pouvons d’ailleurs torsader le faux et le vrai eux-mêmes, puisque chez les présocratiques, la contradiction n’y avait pas pour but de trier le vrai du faux, mais le vrai et le faux étaient nécessaires pour former la contradiction. Voyez comme ces virtualités sont précieuses à qui veut éprouver des hypothèses !

« L’arbre est vert » : nous pouvons chercher la torsade. Faisons cette proposition : « l’arbre a du vert ». Les deux propositions sont grammaticalement et philosophiquement acceptables. Elles s’intègrent parfaitement à un même discours. Inutile de changer de plan, de culture, pour comprendre ces deux affirmations. Pourtant, dans l’une, le vert appartient à l’être de l’arbre, dans l’autre il ne lui appartient pas. Si l’une des deux formulations est préférée à l’autre, alors il y a possiblement un engagement ontologique.

On nous rétorquera que les propositions « l’arbre a du vert » et « l’arbre est vert » ne relèvent pas d’une structure chiasmatique. Nous préférons dire que si la torsade est possible, alors se trouve démontrée une structure chiasmatique. Il est exact toutefois que celle-ci n’est pas toujours manifeste, c’est même l’une des principales tâches de la philosophie que de la faire émerger. Notre thèse est alors que les philosophes renversent des propositions afin de révéler cette structure chiasmatique. Gageons que personne en effet ne pourrait écrire que l’existence précède l’essence si une longue histoire de la philosophie n’avait permis de prononcer que l’essence précède l’existence. De même, peut-on décider si l’ouvrier est le travail ou seulement a du travail, aussi longtemps qu’on n’a pas comme déterré du langage les moyens de production, afin de connaître si l’ouvrier utilise les moyens de production ou est utilisé par eux ? La structure chiasmatique est donc toujours là, même quand elle est ramassée dans des formules aussi lapidaires que « arrêter d’arrêter », qui est pourtant bien une authentique torsade, depuis l’action de la suspension jusqu’à la suspension de l’action.

Nous méconnaissons sans doute les attentes réelles du torsadeur en raison de certaines torsades. Par exemple : « tout corps tombe ». Torsadons : « aucun corps ne tombe ». Nous constatons que la torsade engage une réciproque qui ne résiste pas à l’expérience. La phrase galiléenne fonde bien un savoir. L’ontologie semble ici un déterminant du renversement. Mais il s’agit clairement d’un cas particulier, et si pour Galilée la véracité de sa proposition passe par l’invalidation de la proposition torsadée, pour d’autres la validité de la proposition implique l’équivalence d’un subcontraire : un membre du corps enseignant, qui avait reçu une formation poussée en sociologie, scandait souvent que « le point de vue crée l’objet ». On peut alors supposer que c’est une mauvaise lecture de Bourdieu qui imprima cet apophtegme dans l’esprit de ses disciples. On aurait alors pu s’ingénier à lui expliquer qu’on pouvait tout autant affirmer que l’objet crée le point de vue, il n’en aurait démordu. L’axiome, venu de plus haut, était devenu loi, au même titre que la chute des corps. Pourtant, affirmer que le point de vue crée l’objet sans accepter que l’objet crée le point de vue, c’est affirmer que le point de vue ne crée pas l’objet : si les prétentions relativistes de l’axiome ne se traduisent pas par la relativisation de ses prétentions axiomatiques, alors l’axiome rend intraduisible ce qu’il prétend.

Nous oscillons donc de propositions dont les contraires permettent de délimiter le vrai du faux et d’autres dont le vrai et le faux sont nécessaires à la formulation complète de la proposition. Certaines cumulent d’ailleurs les deux aspects : le complexe d’Œdipe nous dit que le petit garçon aurait des désirs sexuels pour sa mère ; torsadons : le père a des désirs sexuels pour sa fille. Conclusion : le complexe d’Œdipe est dans une certaine mesure un déni social (jusqu’à preuve du contraire, ce ne sont pas les petits garçons qui violent leur mère, mais les pères leurs filles), mais en retour ce déni social nous a peut-être informé sur la psychologie de l’enfant. L’enjeu ne se situe donc pas l’endroit du réalisme. Forcer une torsade, est-ce certainement nous forcer à voir, mais voir quoi ? (lire la suite)

[1] De la grammatologie.

[2] Gilles Deleuze, Foucault.

[3] Sade, La philosophie dans le boudoir.

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