Deliverance, fugue et contre-fugue (John Boorman, d’après le roman de James Dickey, 1972)

Aux premières minutes de Deliverance[1] (1972), on ne voit pas les acteurs. On entend leurs voix, tendues sur les images d’un barrage en construction. On assiste à un prélude, où comme en musique classique nous est donné le motif, le thème qui sera travaillé dans l’œuvre : on entend parler d’une nature violée. Violée par la ville, ses besoins en électricité. On construit le barrage qui noiera la nature. Mais aussi les villes qui bordent la rivière… La culture irait violer la nature qui irait détruisant la culture. Par le barrage la nature est retournée contre elle-même.

Deliverance parle d’une ambiguïté fondamentale, il parle donc avec ambiguïté, mais par là-même pose de manière extrêmement pertinente les problématiques liées au partage catégoriel, exemplifiées dans la distinction conceptuelle nature/culture. Deliverance interroge le slash et le trait d’union, marche comme sur un fil le long de frontières.

L’eau dans Deliverance est le symbole de la nature, de son chaos primitif tout du moins. En cela, elle s’oppose à la musique. Les héros pénètrent dans la nature par un chemin boueux, transition de la route à la rivière (un chemin boueux n’est au fond qu’une route qui se transforme en rivière). Ils en ressortent à la fin du film par un signe équivalent : des carcasses de voitures rouillées. D’un dichotome à l’autre, le film décrit le repli de la civilisation dans l’état de nature, puis l’élévation (prenons ce mot) de la nature à l’état de culture. Ainsi, si aux premiers mots du film on entend à plusieurs reprises l’idée explicite d’une nature violée (par la ville), la célèbre scène du viol la redouble en exhibant le viol de la civilisation (par des « pecnots »).

Ce viol donnera en outre l’argument à l’évocation d’un procès qui n’aura jamais lieu. Le film fait alors signe vers le tabou de l’inceste, et il faut tâcher de comprendre pourquoi. Car cette loi (qui n’est inscrite nulle part, ni dans la nature dont les animaux sont exemptés ni chez les dieux de l’Olympe qui le pratiquent abondamment, ni même dans le Décalogue qui l’ignore) n’est ni une loi de la nature, ni une loi divine, ni vraiment une loi de la culture. Elle n’est donc pas tant une loi qu’une nécessité du passage de la nature à la culture. Une transition (l’hominisation), à nouveau. Ainsi, quand l’un des personnages dit que « tous ces gens sont plus ou moins parents » en parlant des autochtones qui pourraient aussi être les jurés d’un éventuel procès, il répète bien qu’il n’y a pas de justice dans la nature, que la première injonction deutéronomique ne s’applique qu’au préalable du respect de la règle antérieure du passage de l’état de nature à l’état de culture. Or, si les chasseurs sont sodomites, c’est que leur culturalité fait défaut.

C’est pourquoi si la musique est dans le film, et sans originalité, entendue comme le passage de la violence à l’ordre, du brouhaha à l’accord, dès le début du film la ritournelle (aux accents sudistes) ne se laissait entendre que dans le contre-jour des chants stridents et angoissants des oiseaux. Ce contraste est répété plus loin, lorsqu’un des héros rivalise à l’instrument à corde pincée avec un enfant du village (ce préalable changeant ce protagoniste en symbole de l’ordre, de la loi). Chaque isolat revendique une loi propre qui se veut universelle mais à laquelle l’universalité se refuse toujours. Aussi, lorsque la hiérarchie et l’agencement des personnages seront changés (à mesure que leur culturalité se dégrade en naturalité) ce personnage musicien, qui se proposera lors du simulacre de procès de maintenir l’ordre dans le chaos, ne pourra que mourir. On ne sait toutefois pas s’il est abattu d’une balle ou non, puisqu’on dit de sa blessure qu’une « pierre aurait pu faire cela ». On ignore en fait si c’est la nature ou la culture qui l’a tué. Sa guitare (sèche, rend heureux la traduction) brisée par la fureur du torrent, marque alors un point d’équilibre entre deux règnes (et un nouveau parallèle avec la guerre du Viet Nam[2]).

Toutefois, ce représentant de l’ordre symbolisait l’ordre mais ne l’incarnait pas, tandis que le retour à la civilisation sera marqué par personne du shérif, un représentant de l’ordre, lui aussi, mais qui incarne l’ordre sans en être le symbole. Or, l’incarnation est une donnée essentielle de la structure symbolique du film, et qui doit nous permettre d’en comprendre le régime général de signes. Dans ce qu’il faut bien appeler une scène-clef, un des personnages escalade à l’aplomb de la rivière une paroi rocheuse. Il s’agit d’une anabase mystique explicite, marquée par cette exclamation de prime abord incongrue dans le film : « que c’est beau ! », et qui signale l’état contemplatif atteint par le personnage. (Que c’est beau annule le sujet d’énonciation en lui substituant un que comme quantité élevée à la qualité pure.) S’étant élevé au-dessus de l’eau, — arraché à l’état de nature, — le sujet atteint un état extatique éphémère, où les souffrances corporelles prennent, une seconde, fin. L’épopte va ensuite vaincre une sorte d’alter ego, puis entreprendra de descendre le cadavre de son adversaire vers ses amis restés en contre-bas. Echec : le corps de son alter ego, — comprenez : le corps, cet alter ego — est précipité dans la rivière.

Ce dernier point est d’importance. Au-delà du thème aisé de la chute, on notera que le corps est condamné à être propriété de la nature qui en dispose à son gré. D’ailleurs, on ne sauvera à la fin du film de la ville engloutie, que l’église et les macchabées au cimetière — les âmes et les corps. Car si l’âme a besoin du corps en vue de l’existence terrestre pour laquelle nous sommes faits, ce corps est pour l’âme une prison et un supplice. On peut entendre Deliverance par la parole de Saint Paul : « Qui me délivrera de ce corps de mort ! »[3]. Idem, si la culture a besoin de la nature pour être, la nature fait toujours chuter la culture en elle. « L’eau finit toujours en sa mort horizontale » disait Bachelard, et la nature ne se prive jamais de la mort, de donner la mort, alors que la culture vise à maintenir la vie, à résister à la mort pour le dire comme Bichat. En somme, la culture est la superficialité d’une nature qui lui donne son fond, et, au sens propre comme au figuré : corps.

[1] Un film de John Boorman, d’après le roman de James Dickey.

[2] Je ne développerai pas sur l’utilisation très pertinente des arcs et des flèches opposés à la Winchester.

[3] Je crois dans l’Epître aux Romains.

[4] Une scission primitive plausible du langage : celle de la question et de la réponse. Mais dans quel but ? Peut-être pour y glisser la mort. — Pourquoi est-il mort ? A cette question, nécessairement sans réponse (la mort, le « sans-réponse » disait Lévinas), le poète osera un pléonastique « Je me tue parce que je ne peux plus vivre ». Et le vers de Baudelaire de congédier la question.

Les commentaires sont clos.