Surfaces : une question d’honneur

Tout commence comme toujours par deux philosophèmes contradictoires, qu’un succès plus de deux fois millénaire a hissés au rang de lieux communs. Selon ces philosophèmes, (i) (la couleur étant indivisible) les œuvres de l’esprit se multiplient en se partageant, tandis que (ii) les choses matérielles se divisent en se multipliant. Platon s’en tiendra à ces deux formes pures, ces deux images renversées. Aussi, quand se présentera à lui la question des honneurs, qui occupent tendanciellement une sorte de milieu entre spiritualité et argent, entre matérialité et immatérialité, Platon n’hésitera pas à asseoir les mesures politiques qui rangeront — on peut dire d’autorité — les honneurs du côté des choses immatérielles. Sous quelle modalité en effet, les honneurs pourraient-elles ressurgir comme surfaces, puisque la synthèse ainsi supposée engagerait la nécessité d’une conception intégralement contradictoire ? Descartes et Platon ont donc fait le choix de la cohérence, ou plutôt ont-ils justifié leurs options philosophiques par l’argument de la meilleure cohérence.

  D’autres ont préféré jouer de subtilité, et nous aurions pu intituler cette seconde surface Montesquieu, l’étendue et l’histoire, en pensant à un texte intitulé Montesquieu, la politique et l’histoire, où Althusser tentait de démolir d’un trait de plume un poncif dont l’endurance souligne les affinités entre philosophie et droit — à savoir la séparation des pouvoirs. Il ne serait en effet pas inintéressant de mobiliser les éléments conceptuels et textuels qui auraient conduit Althusser à lire Montesquieu à contre-courant de la tradition universitaire — mais nous laissons cela au soin des spécialistes de la philosophie politique. Plus intéressante est la manière dont Montesquieu fait localement jouer aux honneurs le rôle de troisième philosophème, assurant ainsi une sorte de liant à sa théorie par la convocation d’une surface dont il exploite d’abord le caractère amphibologique, avant de reprendre à son compte, à force de suggestions, cette ambivalence logique au moment où il choisit de la saturer.

Mais tâchons d’abord de comprendre ce qui pose problème avec les honneurs. Un exemple aidera grandement à la compréhension : la Légion d’Honneur, la plus haute distinction française, originellement une décoration militaire, tirait (l’imparfait est de rigueur) sa valeur de ceux qui la reçurent. Plus de héros de guerre, de valeureux citoyens, l’arborent à leur revers de veste, plus elle se charge de valeur, plus elle se change en valeur (plus elle se dématérialise donc). Tant et si bien qu’il fut décidé un jour d’appliquer un quota de décernement, afin que l’Etat ne se montrât trop chiche en matière de distribution d’honneurs. Mais les grands conflits armés s’éloignent, tandis que le quota est demeuré… Si bien que désormais, c’est la multiplication des décorations qui divise proportionnellement la valeur de la Légion d’Honneur. C’est cette ambivalence qu’exploite par moments l’arsenal conceptuel de Montesquieu : les honneurs peuvent tout aussi bien se multiplier en se partageant, que se diviser en se multipliant. Voilà précipité le troisième philosophème interstitiel.

Proposer avec Platon, et tout à l’inverse du commerce de la sophistique, de ne jamais transformer le capital culturel (les connaissances) en argent sonnant et trébuchant (de manière à ce que les honneurs, qui tiennent lieu de récompense, ne choient dans l’équivocité du symbolique, cet étrange alliage de matière et d’idée), c’est offrir avec les honneurs la possibilité aux honneurs eux-mêmes de demeurer immatériels. Par là, Platon conforte en quelque sorte sa conception de l’argent, matériel, lourd, comme ce qui tombe, alourdit, et des honneurs, éthérés, spirituels, comme ce qui (s’)élèvent, en la mettant brutalement en pratique. L’opposition argent/(re)connaissance(s)[1] viennent ainsi chez Platon épouser à la perfection les deux philosophèmes contradictoires qui nous intéressent : d’un côté le patrimoine, par exemple foncier, qui se divise en se multipliant (plus une propriété est divisée entre un grands nombre de bénéficiaires, moins la part de chacun est importante), de l’autre la connaissance, mais aussi les honneurs, qui se multiplient en se partageant. Les honneurs platoniciens sont sagement rangés du côté de la couleur ; ils doivent en conséquence constamment s’émanciper de toute matérialité pour assurer leur multiplication dans le partage, ce qui veut dire : pas à n’importe qui et pas n’importe comment. Ainsi, de la même manière que l’homme cultivé s’est enrichi sans dépend pour autrui, la polis enrichira symboliquement ses citoyens sans toucher à la valeur de ce capital symbolique (où l’on reconnaît l’analogie platonicienne de la constitution individuelle et de la constitution de la cité). La surface chez Platon est ainsi esquivée. Les deux mondes se présentent sans mélange. Montesquieu connaît cette proposition :

« L’ouvrier qui a donné à ses enfants son art pour héritage, leur a laissé un bien qui s’est multiplié à proportion de leur nombre. Il n’en est pas de même de celui qui a dix arpents de fonds pour vivre, et qui les partage à ses enfants. » (Esprit des lois, IV, XXIII, 29)

Toutefois, Montesquieu nous précise que la noblesse n’est pas « le terme entre le pouvoir du prince et la foiblesse du peuple, mais le lien de tous les deux. [2] » Une pensée de la surface s’annonce. Quel est ce lien ? Comment apparaît-il ?

Les nobles sont dits être les « pouvoirs intermédiaires » ; Montesquieu nous dit encore qu’ils sont « des canaux moyens par où coule la puissance[3] » du monarque. Ambiguïté fortement signifiante. Le fédéralisme à lui seul engageait déjà des éléments conceptuels d’une puissante équivocité, et qui rendent sans doute mieux intelligible la lecture dont s’autorisait Althusser de l’Esprit des lois — jusqu’à sa dénonciation du « mythe de la séparation des pouvoirs » — mais il faut en outre que la position « intermédiaire » de la noblesse soit telle qu’elle assure la conduction du pouvoir royal vers l’administration du peuple. S’il est en effet exact que ce n’est alors plus seulement une séparation que propose Montesquieu, mais aussi un partage, non plus du tout une division mais une multiplication, non une limitation mais une augmentation du pouvoir monarchique, il faut cependant expliquer pourquoi. Nous passons bien, comme le disait Althusser, « de la séparation des pouvoirs à l’équilibre des puissances se partageant le pouvoir », mais cela ne dit rien de la manière dont ce qui médiatise pouvoir royal et peuple fera tomber cette médiatisation du côté de la multiplication et non de la division. Certes, il n’y a plus de déperdition du pouvoir royal dans ce partage-là, mais le fédéralisme ici n’explique rien puisqu’il est précisément la division nécessaire de l’étendue nous gardant du despotisme. Montesquieu le dit bien : le roi qui délègue à la façon de l’Esprit des loi multiplie son pouvoir, or il ne délègue pas à un seul comme le despote au vizir, mais à plusieurs, et de telle manière que ces délégations se combinent entre elles ; le roi se trouve ainsi face à un pouvoir plus grand qu’il n’en disposerait seul. Mais pourquoi ? Par quelle astuce la division fédérale se mue-t-elle soudainement en multiplication pour le roi ?

Tout simplement — trop simplement ? — parce que la noblesse, à qui le roi déléguera son pouvoir, est précisément motivée par l’honneur — Montesquieu insiste sur ce point. Pas la vertu, pas la crainte : l’honneur. Les honneurs reçus sont le pouvoir délégué. Pour Montesquieu, cette explication, d’une simplicité évangélique, est suffisante. Mais justement, l’argument est incompréhensible s’il est seulement rapporté aux fameux « ressors » que sont la vertu et la crainte. Ici l’honneur s’oppose à autre chose. Une suggestion souvent laissée à la sagacité du lecteur : l’argent. Des honneurs, Montesquieu avait peut-être noté que leur statut réversible, entre capitaux immatériels et capitaux matériels, était homologiquement liée à d’autres statuts, à savoir ceux de la noblesse et de la bourgeoisie, dont les cloisons se perméabilisaient sensiblement à mesure que la bourgeoisie s’anoblissait et la noblesse s’embourgeoisait. Montesquieu ne se prive quoi qu’il en soit pas de déclarer que la noblesse, portée par l’honneur — et qui est un lien, — multiplie le pouvoir royal, quand la bourgeoisie, qui est un terme, une coupure, le divise, en raison de son accointance avec l’argent.

Jusque-là, Montesquieu imite encore Platon (qui installait les mesures politiques destinées à garantir le départage entre la matière et l’esprit) pour justifier sa philosophie politique, à savoir la préférence à accorder à la noblesse sur la bourgeoisie. Les honneurs distribués à la noblesse multiplient le pouvoir royal, ceux accordés à la bourgeoisie le divisent. Mais les honneurs ne seraient tout à fait une surface saturée si Montesquieu ne pouvait de surcroît s’autoriser ce fameux paradoxe : s’il y a une nuance à opérer entre la force et la faiblesse, l’entre dont il est question est aussi fortement inclusif puisqu’il est en outre chargé de restituer la parenté entre capitaux matériels et immatériels. En étant malicieux, nous dirions qu’en plusieurs endroits de son projet Montesquieu n’oublie pas l’aspect patrimonial dans la redéfinition de la fonction politique de la noblesse. Tout se passe comme si la noblesse, à l’inverse de la bourgeoisie pouvait manipuler un capital symbolique lourdement monétisé, cependant que les honneurs même les plus purs, les plus symboliques, aux mains de la bourgeoisie se transformaient en plomb.

Les honneurs, parce qu’ils sont de nature essentiellement symbolique (symbolum), retrouvent donc sous la plume de Montesquieu cette relation double à la matérialité comme à la spiritualité, que Platon voulait épurer. En cela, l’auteur de l’Esprit des lois est aussi plus réaliste : le capital symbolique est en effet toujours peu ou prou l’économie et la (dé)négation de l’économie : d’abord matériel puis son contraire (spirituel), il est en cela toujours en même temps ni l’un ni l’autre (ce qui le rend digne d’être conceptualisé dans une dénomination). Les honneurs, comme la morale, font toujours surface (comme on dit par un anglicisme rarement justifié que telle proposition « fait sens »). Voilà comment une contradiction bien menée par un philosophe, peut le mener à se défendre d’une autre contradiction. In fine, les honneurs apparaissent bien comme cette surface, cette amphibologie dont il faut régler le régime d’existence dans la philosophie politique. On peut en effet, comme Montesquieu, très bien déplier le graphème argent/(re)connaissance(s) de manière à recomposer une image tripartite telle que : argent/reconnaissance/connaissance, un modèle qui répond très bien à une axiomatique tirée de matière/surface/couleur. Toutefois, en se saturant, une surface comme celle que constituent les capitaux symboliques, si elle engendre globalement une axiomatique contradictoire, par cette axiomatique n’en finit plus d’être contradictoire en ce qu’elle rend possible, en vertu même de ses contradictions, des opérations intellectuelles a priori invalides mais dont se plaît à user la philosophie. (lire la suite)

[1] Connaissance, connaissances et reconnaissance, allias, dans le langage de la sociologie vulgarisée : capital culturel, capital social et capital symbolique. Nous mettons de côté ici le capital social, mais Bourdieu relevait lui-même dans son effort de définition l’ambivalence du capital symbolique : « J’appelle capital symbolique n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu’elle est perçue selon des catégories de perception (…) qui sont (…) le produit de l’incorporation des structures objectives du champ considère (…). »

[2] Esprit des lois, I, V, 10.

[3] Idem, I, II, 4.

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