Surfaces : entre diagon et transverse

(…) attardons-nous quelques instants encore avec Montesquieu. Celui-ci utilise massivement, d’un bout à l’autre de son œuvre, un philosophème que j’appellerai par économie la transverse (et qui dérive parfois chez lui en vases communicants), philosophème selon lequel la qualité varie avec la quantité, ou encore : la quantité fait varier la nature de ce qui est quantifié. Comme l’écrivait si bien Julien Gracq : « dans l’idée que je m’en faisais, la vraie ville, la fourmillante cité, cité pleine de rêves, n’atteignait à la dignité du plein exercice (…) que si elle dépassait le vrai seuil de l’Etre, seuil où la quantité se transmuait brusquement en qualité, et qui s’était fixé dans mon esprit une fois pour toutes à un nombre de six chiffres : cent mille habitants.[1] » Chez Montesquieu, ces occurrences sont nombreuses (…).

La variation quantitative opère un changement de nature. Nous savons que sa théorie des gouvernements en dépend directement : si Montesquieu n’a rien contre la république — au contraire — il affirme et réaffirme néanmoins qu’elle ne peut contenir qu’un petit nombre de citoyens. Si ce nombre augmente, la république se change en monarchie comme la flaque nourrie par la pluie se mue en mare ou en étang. Quand ce nombre augmente encore au-delà d’un certain seuil, la monarchie choit en despotisme. C’est aussi simple que cela, et si Montesquieu pense bien à une Europe, il la considère néanmoins comme incompatible avec une république. Si une Europe doit naître, elle doit être monarchique si elle ne veut pas être tyrannique. Les États étendent leur territoire en changeant de nature : d’abord la petite république, puis la plus vaste monarchie, enfin la nécessaire tyrannie des grandes étendues. Cette théorie de la corruption des gouvernements n’est pas nouvelle, simplement se positionne-t-elle sur un axe non-temporel.

(…)

L’institution de la société engendre une néguentropie qui excède le droit naturel. C’est là encore la quantité d’individus qui change leur nature : un citoyen est une chose différente d’un homme parce qu’il est partie d’un multiple plus vaste que ce que prévoyait l’état de nature. Nous avons outrepassé le dimensionnement naturel qu’était la famille étendue.

Reste que l’état le plus naturel — la famille, — stipule bien une hiérarchie, et non une égalité :

« (…) le fils doit un respect sans bornes à sa mère, la femme doit un respect sans bornes à son mari ; le mariage d’une mère avec son fils renverseroit dans l’un et dans l’autre leur état naturel. Il y a plus : la nature a avancé dans les femmes le temps où elles peuvent avoir des enfants ; elle l’a reculé dans les hommes ; et, par la même raison, la femme cesse plus tôt d’avoir cette faculté, et l’homme plus tard. Si le mariage entre la mère et le fils étoit permis, il arriveroit presque toujours que, lorsque le mari seroit capable d’entrer dans les vues de la nature, la femme n’y seroit plus. Le mariage entre le père et la fille répugne à la nature comme le précédent ; mais il répugne moins, parce qu’il n’a point ces deux obstacles. Aussi les Tartares, qui peuvent épouser leurs filles, n’épousent-ils jamais leurs mères (..), »

et :

« l’esprit du citoyen est d’aimer les lois (…). L’esprit du citoyen est d’exercer avec zèle, avec plaisir, avec satisfaction, cette espèce de magistrature, qui, dans le corps politique, est confié à chacun : car il n’y a personne qui ne participe au gouvernement, soit dans son emploi, soit dans sa famille, soit dans l’administration de ses biens. »

Personne qui n’y participe, mais rarement au-delà de sa famille ou de son emploi, rarement autrement que par une « espèce de magistrature », la magistrature étant elle, visiblement réservée à une partie de l’espèce : dans une super-société qu’est une monarchie relativement à la société naturelle que constitue la famille où le père est un petit magistrat, la justice du droit naturel ne peut être portée que par les super-patriarches que sont les magistrats. C’est ce principe que va appliquer Montesquieu en recourant au principe connu des régimes mixtes, assorti de certaines propositions adjacentes, comme le recours aux honneurs et bien sûr la transverse comme opérateur de conversion qualitative — toutes ces propositions se détachant d’un fond unique. Leur concomitance et coexistence n’ont en effet rien de fortuit. Elles sont également tributaires du schème de la surface. Comme l’hyperbole, l’ellipse et le cercle se retrouvent à l’état de coupes dans la figure du cône, transverse et diagon ne sont que deux découpes parmi d’autres du cône de vision ordinaire de la philosophie.

Pour le comprendre, et afin de définir le nouvellement surgi « diagon », commençons par souligner la force opératoire de la transverse : retenue par Comte pour expliquer la progression vers la scientificité, elle devait élucider la manière dont le caractère cumulatif du savoir aurait fait passer l’humanité de l’âge mythologique à l’âge métaphysique pour enfin accéder à l’âge scientifique. Le savoir changerait de nature en s’accroissant. Il faut commencer par se convaincre que cette proposition tient toute entière dans son alternative. C’est Bachelard. Le triptyque langage concret, langage concret-abstrait, langage abstrait que propose Bachelard pour décrire cette même évolution, imite l’anabase depuis la matière (le concret) jusqu’à la couleur pure (l’abstrait), ce qui se voit à ce qu’il en passe par une surface appelée « langage abstrait-concret », i.e. une surface comme et-et (une chose et son contraire). Exactement ce que j’appellerai un diagon : lorsque la surface est envisagée comme et-et plutôt que comme ni-ni, quand elle est inclusive plutôt qu’exclusive.

Afin de justifier ce choix terminologique, relevons une différence notable entre diagon et transverse : dans cette dernière, les deux termes extrêmes ne sont jamais envisagés comme des contraires. Ils ne sont donc jamais en même temps des extrémités. On peut très bien imaginer un nouvel âge faisant suite à l’âge scientifique ; on peut difficilement imaginer un langage plus abstrait que le langage abstrait. D’une certaine manière, les deux pointes de la transverse perdent jusqu’à leur relation de contrariété. Si la surface dans la transverse est bien encore inclusive (et-et), on ne parle plus ici d’une chose et de son contraire, mais d’une chose et d’une autre chose, si bien que la surface qui les lie par quelque force indicible, est aussi un ni-ni (exclusive) : ni cette chose ni cette autre chose (l’âge métaphysique n’est ni l’âge mythologique ni surtout l’âge scientifique). Ainsi, au et-et du langage concret-abstrait (et concret et abstrait) s’oppose et répond le ni-ni de l’âge métaphysique. Mais ce sont dans les deux cas non seulement encore des surfaces, mais bien la même surface.

Quelque chose en effet, nous dit la transverse, traverse, se présente de travers, oblique, dans la juxtaposition de la qualité avec la quantité (qui ne sont certainement pas des contraires) ; ce transversal n’est alors ni vertical ni horizontal (non diagonal[5]), donc au fond ni qualitatif ni quantitatif. Pour se saturer, la surface doit alors s’identifier à une autre, celle-ci à la fois verticale et horizontale, diagonale, et que nous appellerons pour cette raison un diagon (le masculin soulignant la relation d’inversion). Diagon et transverse ensemble forment une surface saturée. Qu’est-ce qui alors assure cette saturation, de surface tronquée comme et-et (toute la philosophie de Merleau-Ponty) ou ni-ni (toute la philosophie de Sartre) à surface saturée comme et-et-et-ni-ni ?

Notons d’abord que nous retrouvons la transverse aussi bien chez Aristote que chez Deleuze, mais aussi Montesquieu, Comte, Leibniz, Abélard, Hegel, Thomas, Bergson, etc. Ce succès s’explique encore une fois par ses applications bien pratiques. Mais à ses applications répondent des implications, et Canguilhem dans son opus magnum soulignait que ce miracle de la conversion qualitative n’est possible que si la quantité comme qualité niée, conserve une relation à la qualité :

« La quantité c’est la qualité niée, mais non la qualité supprimée. La variété qualitative des lumières simples, perçues par l’œil humain comme couleurs, est réduite par la science à la différence quantitative de longueurs d’onde, mais c’est la variété qualitative qui persiste encore, sous forme de différences de quantité, dans le calcul des longueurs d’onde. Hegel soutient que la quantité, par son accroissement ou sa diminution, se change en qualité. Cela sera parfaitement inconcevable si un rapport à la qualité ne persistait encore dans la qualité niée qu’on nomme quantité. »

Canguilhem souligne ici que dans la transverse la surface est certes disjonctive, elle est aussi en même temps inclusive, mieux : elle ne peut être disjonctive sans être inclusive (ce qui montre au moins qu’entre diagon et transverse la porte ferme mal). Cette relation est donc sans mystère la négation elle-même, Bergson affirmant par ailleurs avec son acuité habituelle que la négation contient plus que l’affirmation : une négation est une idée et la négation de cette idée. Dans la transverse, au contraire du diagon la surface valorise essentiellement sa négativité : elle n’est rien des termes dont elle constitue le milieu.

Néanmoins, si Le Normal et le pathologique avait pris le parti de critiquer la quantité en tant que qualité et oubli (dé-négation) de la qualité, la figure se renverse très bien : supposons que la qualité nie maintenant la quantité. Toute description qualitative masque désormais un quantum. La qualité est une division ou une addition, une multiplication ou une soustraction dont on a prélevé l’ombre portée valant pour un. Un jour de marche est l’enveloppe d’un certain nombre de pas. Quels qu’aient été ces pas dans leur nombre, ils ne valent toujours que pour un temps (ou plutôt ce temps vaut pour tous les pas). En niant une quantité, je provoque l’apparition d’une étendue indivise. Du sable éparpillé par les vagues ne demeure qu’une vague plage. C’est cette surface qui va hypostasier la qualité ; elle, est toujours indivisible.

La transverse est donc étroitement liée au diagon. Aux fonds, ces deux-là aussi arrivent toujours ensemble. Illes se répondent mutuellement : si la transverse est le philosophème aristotélicien par excellence, la couleur pure permise par le diagon, couleur isolée de la surface, est la meilleure image du Beau platonicien ou de la mathesis cartésienne. La loi des trois états de Comte utilise la transverse ; celle de Bachelard l’abstraction couleur depuis l’extraction d’une surface diagonale. Chez ce dernier, la couleur est d’ailleurs un « obstacle épistémologique » condamné à s’incliner devant la longueur d’onde, ce moment de grâce idéaliste où la couleur n’est plus de la couleur, où, dématérialisée, conceptualisée jusqu’à se passer de toute image, elle devient invisible… (lire la suite)

[1] Julien Gracq, La forme d’une ville.

[2] Mes pensées, 724.

[3] On lit plus loin (1931) « J’ai traité quelque part de la prohibition du mariage des enfants avec les pères et les mères, et j’en ai tiré l’origine et la cause de ce que f… est un acte de familiarité. » Pour être plus précis, il s’agit là pour Montesquieu autant d’une législation de la famille que d’une législation sur la famille : elle vient redoubler une légalité implicite pour lui permette de se maintenir.

[4] Mes pensées, XX, 615.

[5] On demandait un jour à Deleuze ce que signifiait pour lui « transversal » ; il répondit : ce qui n’est ni horizontal, ni vertical. Voilà ce que nous qualifierions d’élimination de la surface comme surface pour maintenir la surface en tant que surface, en tant qu’être.

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