Mud, de l’in-visible au di-visible (Jeff Nichols, 2013)

Dans Mud, Jeff Nichols exploite l’idée — très ordinaire — selon laquelle les relations humaines seraient troublées par leur confusion. Le personnage de Mud, un vagabond, surgit ainsi dès la première image auprès de deux enfants qu’il s’apprête à instrumentaliser. La narration nous l’indique clairement par un détail : Mud utilise un équipement typique de l’initiation des enfants à la pêche à la ligne. L’action se déroule ainsi auprès des eaux boueuses (muddy water) d’une rivière où, nous dit un personnage, on y trouve « le meilleur comme le pire » : des perles (un jeune fille prénommée Pearl fera découvrir l’amour au jeune héros, Ellis) comme des serpents venimeux. Mais comment y voir clair dans une eau boueuse ? ou, si l’on préfère, comment déceler l’amour dans une existence où tout le monde utilise tout le monde, les parents leurs enfants, les filles les hommes, les forts les faibles ?

Le film d’une certaine manière débute donc assez mal. Le thème des sentiments désintéressés fait immanquablement l’effet d’une métaphysique de classe de sixième. Il est en effet des milieux dans lesquels l’amitié repose toujours sur l’interdépendance, où l’on n’est même peut-être vraiment l’ami de quelqu’un que quand on a matériellement besoin de lui, sans que cela appelle nà une condamnation morale. Pour le dire plus techniquement (et schématiquement), parmi les dominés c’est l’inter-individualisme qui produit la solidarité, tandis que chez les dominants c’est sur une solidarité réticulée que s’appuient les stratégies individuelles. Aussi le fantasme de l’amitié désintéressée peut-il légitimement laisser froid. Le film pourrait donc nous laisser là à le regarder enfoncer des portes ouvertes. Pourquoi n’en est-il finalement rien ?

Jeff Nichols nous propose en fait l’expérience d’une décantation. A la faveur de la confusion la plus totale, tout en effet se décante soudain… et Mud de retourner à la rivière comme il en est sorti (au début du film, il est littéralement déposé comme un nuage de boue sur la grève). Passant d’un régime turbulent à un régime laminaire, le récit multiplie alors les séparations. Une décantation a bel et bien lieu sous nos yeux. Que voit-on ?

Nous voyons d’abord la famille d’Ellis littéralement éclatée, laisser apparaître… l’amour. C’est le démantèlement du foyer « board by board » qui révèle l’amour au moment précis où son absence semblait crever les yeux. Or, tout le film repose sur cet événement qui est aussi un genre de deus ex machina, car il précipite à son tour un dénouement qui n’a de sens qu’à l’aune de cette toute petite contradiction : si les muddy waters du Mississipi se diluent peu à peu dans la clarté de l’open water, c’est précisément parce que le desserrement des installations sociales (la promesse, le couple, la famille) délivre — dans les deux sens du terme, — l’amour. Et si le film réside in fine dans la capacité propre du spectateur à apporter de la polysémie au mot délivrer, s’il se dimensionne à notre imagination — dont il fait vraiment son lit, — c’est que par délicatesse il n’accède à la grandeur qu’en nous la prêtant…

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