Un classement est une purification. Ceux qui ont la manie du rangement le savent bien. Des éléments mélangés sont séparés, un à un, de manière à ce que chaque famille soit à la fin toujours identique à elle-même. Dans Nymphomaniac, le classement s’opère d’abord autour des mains. Mais cette fois les mains ne sont pas l’outil qui sert à classer, elles sont ce qui est classé. Les mains, qui ordinairement classent, sont classées. Les mains subissent le classement qu’elles infligent ordinairement, leur culpabilité fait repentance dans un Talion.
L’héroïne, Joe, a été recueillie par un sexagénaire auprès duquel elle va être amenée à s’épancher. Selon cet homme, l’humanité est divisée en deux : ceux qui commencent par se couper les ongles de la main droite, et les autres. L’insouciant commencerait en effet toujours par se couper les ongles de la main gauche car elle est la plus aisée (pour un droitier) ; l’insouciant est donc soucieux de faire toujours au plus simple, ou plus exactement : l’insouciant est insoucieux d’aller toujours au plus aisé. Le classeur, ici en effet classé par son classement, commence donc à l’inverse par la main droite, pour finir par la plus facile (la gauche). Car le classeur est d’abord un soucieux : il se débarrasse du délicat pour s’accorder le plaisir à la fin. Mais, semble rétorquer l’héroïne, ce classement n’existe que du point de vue de la seconde classe, puisque l’insouciant, quand il ne lui reste que les ongles de la main droite, se trouve de fait devant la tâche la plus facile — puisque la seule restante. De sorte qu’il n’y a rien à classer.
Cette manière d’ontologie synchronique, où les mains sont comparées en vues d’une tâche elle-même conçues à l’aune de cette comparaison, semble à Joe peut-être typiquement masculine. Ce pourquoi elle propose en retour sa propre théorie : les deux mains sont toutes deux faciles aussitôt qu’on les envisage séparément et sans comparaison. Le classement vise à faire un système — grand bien lui en fasse — mais ce système est déjà là avant toute catégorie. Il en commande l’organon.
Certes, le puzzle qu’opère Joe avec des morceaux de corps ou plutôt des évocations de corps plus ou moins abstraites, se fomente depuis une image masculine fondamentale : en délirant les silhouettes qui peuplent son onanisme, Joe cherche à recréer l’image de Jérôme. Mais si cette image masculine et paternelle permettait dans une certaine mesure aux formes de communiquer entre elles (Le sophiste, 254d-255a) en laissant fluer le désir d’une pièce à l’autre de cette grande image que reconstitue le puzzle, soudain une seule pièce — Jérôme, — ramasse en elle toute la force de l’image initiale et refuse désormais d’épouser les juxtaposition proposées, car « il n’est pas ce à quoi il participe » (258e-259c). Jérôme est dans cette ontologie l’Autre (255de), traversant toutes les formes qu’il altère par sa seule existence. Dès lors, les morceaux du puzzle ne sont plus classés (enárithmon), ils sont en quelque sorte dé-nombrés, an-arithmétisés.
L’objection de Joe au classement des mains n’est donc pas anecdotique ; elle structure une strate entière du film : si l’énergie libidinale peut faire de morceaux d’individualités une image de Jérôme, il n’en reste pas moins que Jérôme n’est pas une image qu’on peut reconstituer dans un puzzle. Le désir ne peut circuler parmi les cloisons du classement, « car, mon ami, nous dit encore Platon dans Le Sophiste, essayer de séparer tout de tout est non seulement quelque chose de complètement hors de propos, mais cela va aussi à l’encontre de la culture et de la philosophie. » (259e) Il est vrai que nous classons toujours un peu selon notre bon plaisir, mais le principe de plaisir ne classe jamais en fonction du seul plaisir. Le principe classe. Le plaisir déclasse. Comme le souligne Joe, le plaisir indifférencie, dédifférencie. Les mains de l’amant sont des mains de plaisir, c’est leur force. Elles ne classent pas, n’émiettent pas, ne fragmentent pas. Classer, émietter, fragmenter, cela c’est le travail de la force — son plaisir.
Les enfants ne connaissent pas encore le plaisir. Ils ne font que le découvrir. Ils ne peuvent en goûter que la force, non la nature. Voilà pourquoi ils peuvent être amenés à classer les pénis selon une taxonomie naïve, et pourquoi l’infantilisme est une donnée fondamentale du film. Il va s’exprimant par des images qui s’imagent, redondance qui peut agacer le spectateur. Mais si ces images sont naïves, c’est parce qu’elles sont naïvement identifiées à ce qu’elles imagent. C’est ici que la narration est enfantine : la bouche parle toute seule, elle est elle-même prise dans un inventaire du matériel narratif.