Shokuzai, la loi des séries (Kiyoshi Kurosawa, d’après le roman de Kanae Minato, 2012)

Une petite fille, Emili, est assassinée sous les yeux de quatre de ses camarades de classe. Un événement traumatique initial qui entraînera quatre séries causales.

Deux séries causales s’enclenchent d’abord. Ce sont les premier et second chapitres, intitulés Celles qui voulaient se souvenir. Que veulent celles qui voulaient se souvenir ? Elles veulent revenir au premier domino éboulé (Emili) pour arrêter la série : ce sont Culpabilité et Rédemption. Retrouver le domino resté face contre terre, c’est garantir en effet que la causalité s’écrasera sur elle-même, que l’effet s’abolira sur sa cause.

Ces deux premières séries forment donc deux boucles. Par exemple, au premier chapitre, une poupée française (à la fois fillette chosifiée et innocence personnifiée) est dérobée de sa boîte de verre. Une des petites filles choisit alors de devenir cette poupée, de ne jamais quitter l’enfance pour s’innocenter. Elle croisera pourtant sur sa route le double complétif de sa névrose (qui arrive d’ailleurs par une voiture française), et qui fera d’elle sa poupée, en l’enfermant dans une cage de verre symbolique : un gynécée transparent mais dur. La poupée voudra reprendre sa liberté, briser la chrysalide, mais dans son retard, son délai, l’imago, l’image parfaite que rêvait l’homme en elle, délivre une première abeille noire…

Dans Shokuzai 2, celles qui voulaient oublier, et qui relatent les événements des deux dernières séries causales, on comprend cette fois que le domino-mère (la mère d’Emili) est l’abeille noire reine, et qu’elle se trouvait surmontée d’un second domino (et non l’inverse) : le meurtrier d’Emili lui-même. C’est de leur union que jaillit la première abeille noire, l’intruse dans la chrysalide familiale — Emili, à nouveau. Mais, à notre grande surprise les deux nouvelles séries causales — celles qui voulaient oublier, — forment à nouveau des boucles par une nécessité externe cette fois (la robe, le policier) et non une volonté autonome.

Les mêmes figures se mettent alors à peupler indifféremment tous les points du plan : une lettre tapuscrite en un site se retrouve sur un autre écran, écrite en un temps elle se retrouve en d’autres moments, un simple paquet de chips duplique l’hic et nunc jusqu’à le corrompre… Tout au bout de cet ébranlement de l’image, cette causalité à laquelle nous croyons plus qu’à nous-mêmes, qui structure le réel sans jamais délivrer son secret, est remisée à mesure que se révèle la vérité. Parfaits vases communicants.

C’est que la causalité, définie dans sa modernité par Leibniz puis Kant, est la forme dans laquelle aujourd’hui encore doit se couler toute conception scientifique du temps. Même si la conception scientifique de la causalité a évolué, une implication forte demeure : le temps doit être linéaire (un effet ne peut être la cause de sa cause). Il est même possible de démontrer qu’une temporalité circulaire (soit : les saisons) n’est possible qu’à la condition d’une temporalité linéaire plus fondamentale — mais ce n’est pas notre objet. Ce n’est pas notre objet, néanmoins le temps circulaire est aussi appelé « temps vécu », par opposition au temps linéaire cosmologique. En installant son récit dans une dimension de plain-pied psychologique, Kiyoshi Kurosawa ne fait pourtant pas œuvre de psychologisme, mais de métaphysique, puisqu’en opérant un petit renversement, illégitime d’un point de vue épistémologique mais extrêmement fécond, il créé un monde possible dans lequel se déploie la psychologie humaine sous de nos nouveaux différentiels. Car ici ce n’est plus la causalité qui détermine la temporalité, mais une certaine temporalité — l’Homme — qui emporte avec elle la causalité dans son mouvement.

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