Abélard sans Héloïse : qu’est-ce que la foi ?

(…) Au XIIè siècle la théologie, mode de gouvernement, avait perdue sa licence orientaliste, rendant le ménage de la raison et de la foi difficile. Avant Abélard[1], si on opérait bien un distinguo entre foi et raison, c’était comme d’une localisation de la foi dans la raison, ou d’une modalité l’une à l’autre. Ce n’est qu’au XIIè siècle que la foi va sortir de la raison, puis avec la Renaissance la distinction devenir dichotomique. De là la difficulté pour Abélard de justifier sa démarche en citant Boèce : pour ce dernier la foi est une partie de la raison, alors que pour les censeurs d’Abélard la raison serait plutôt une partie de la foi, voire un stade inférieur qu’il faut surmonter. Abélard, lui, considère que la raison n’est pas un stade inférieur mais un stade antérieur ; il survient au moment précis où la représentation augustinienne de la foi et de la raison se torsade à un degré sensible.

Ce n’est plus la foi qui est contenue dans la raison comme dans l’augustinisme, mais la raison dans la foi. Ce qui montre par ailleurs que quand on parle de la foi, on devrait prendre les précautions nécessaires à la manipulation d’une notion qui n’a fait que se déplacer en changeant de forme (ne serait-ce qu’en se gardant de faire des schémas…). L’effort philosophique pour trouver la foi change en conséquence de nature. Si bien que quand Rémusat nous indique que « le combat de l’autorité et de l’examen n’a pas commencé hier, et quoique la victoire ait décidément changé de côté, il n’est pas prêt de finir[2] », d’autres ne pourront s’empêcher de penser qu’en réalité, l’examen de l’autorité est resté interdit : simplement l’examen a-t-il pris toute autorité. Quoiqu’il en soit, il persiste en outre une différence entre les scolastiques et Abélard, en ce que la science théologique utilisera précisément le syllogisme que réprouvait Abélard contre ces censeurs : lister les objections à la thèse, citer l’autorité scripturaire, puis réfuter les objections. Cela n’a rien d’abélardien. C’est même le contraire. Abélard cite les autorités, les laisse s’objecter entre elles, puis en fait une synthèse. Son Sic et non lui servait à faire son solfège. Il élaborait sa méthode.

La mort d’Abélard coïncide dit-on avec le passage du roman au gothique. Or, l’école romane, par opposition à la scolastique, était celle d’une équipollence de l’autorité et de l’enseignement, de la foi et de la raison. L’autorité qui encercle la théologie pour en prévenir les débordements ne vivra pourtant que le temps d’harceler Abélard. Elle investira précocement avec la scolastique l’enceinte même de la doctrine pour la réguler, la canaliser, et lui faire emprunter des sillons sans cesse recreusés, rendre en un mot la doctrine mieux lisible, mais tournée vers ce seul objectif : la transcendance. Abélard a donc compris que quelque chose a disjoint la foi de la raison. Il y assiste. Tandis que lorsque Thomas d’Aquin entrera en philosophie, ce sera comme s’il en avait toujours été ainsi. Abélard, lui, voulait réconcilier foi et raison. Non comme deux opinions bien sûr, mais deux faces d’une même réalité. Nulle part depuis Platon on ne vit comme dans la Theologia summi boni le terme de « théologie » forcer davantage le rapprochement de ces deux mots sacrés — theos, logos. La théologie devait supplanter celui de Pagina Sacra, car elle portait en elle ce projet irréalisable de réconcilier ce qui s’écartait inexorablement.

Inexorablement — c’est pourtant par le langage qu’Abélard va tenter l’impossible. C’est en cela qu’il était reconnu comme un grand dialecticien : il cherchait la manière de traduire le langage de la foi en un langage de la raison. Platon a inventé la dialectique en voulant quitter le langage sophistique sans rejoindre le mythos ; Abélard lui, veut trouver le moyen de convertir le langage de la raison en celui de la foi. Il veut rendre sûr, positif, l’espace aveugle qui s’est ouvert entre raison et foi. Or, qu’est-ce que condamnent toujours les conciles chez Abélard ? Nullement ses conclusions, toujours des parties de sa démonstration. Abélard revient toujours à bon port, mais il ne s’interdit pas quelques détours. L’Eglise cependant prend ces chemins parallèles pour une provocation, ou pour un maquillage de ses véritables opinions. Elle se trompe. Abélard pensait que la dialectique servirait d’instruments de navigation, qu’elle permettrait à quiconque de rejoindre la foi. C’est une scission de la direction et de l’itinéraire.

Il est vrai qu’avec Anselme déjà, l’insuffisance de la raison face à la foi s’était transformée en un authentique défi philosophique. Mais il fallut en passer par Jean Scot Érigène pour que fusse admissible la donnée épistémologique affirmant que la foi soit à la fois le moyen terme d’une histoire humaine, et dans ce moyen terme-même, le simple à-partir-de-quoi la raison apprend à connaître. La raison va plus loin que la foi car la raison donne et démêle le sens (des Écritures par exemple). Mais si la raison donne le sens, alors en ce sens, ou du moins en un certain sens, foi et raison se confondent originairement. Ainsi, un Abélard répétant apparemment le geste anselmien n’est que le reflet d’une autre apparence : Anselme répétant le schéma augustinien… La nécessité de la reprise, fondée sur l’impossibilité de cette reprise, et la possibilité parallèle d’une dé-prise, a facilité un renversement notable : tandis que jusqu’à Jean de Salisbury la foi est l’envoi de la connaissance rationnelle, avec Abélard c’est la raison qui redevient l’envoi de la foi.

C’est pourquoi son projet commence par ce subtil déplacement : le point de départ n’est plus la foi mais la théologie. Le Sic et non voulait apporter à ses contemporains le témoignage que l’autorité scripturaire n’est pas le bon point de départ de la philosophie. La raison en effet ne peut partir de contradictions, mais de postulats. Or, les postulats sont toujours reconnus seulement par la raison. Reconnus mais non nécessairement sus. Leur connaissance par la raison est toujours reconnaissance. En cela, Abélard est presque l’antithèse d’Alain de Lille et l’ancêtre immédiat de Nicolas d’Amiens, non tant par la solution proposée ou la méthode suivie, que par la consistance du problème posée par l’hypothèse d’un dialogue entre un Juif, un Chrétien et un Gentil.

Cette expérience en pensée que constituent les Conférences, s’apparente d’abord à une distribution de rôles : le Juif sera celui qu’une loi guide vers une foi erronée, le philosophe celui qui sait remettre en question l’itinéraire, mais qui, ne cherchant pas la foi, tourne littéralement en rond dans la raison sans parvenir à la dépasser. Il y a enfin le chrétien. Mais pas n’importe lequel. Celui-là porte une absence : dans l’intimité de ce tête-à-tête, il n’est laissé aucune place à la foi du charbonnier, cette inclinaison pour l’ « opinio » de la nourrice qui ne se transforme jamais en foi par « ratio » une fois l’individu adulte : « (…) en tous les humains se trouve naturellement inné un tel amour de ceux de leur propre race et de ceux avec lesquels ils furent élevés que, quoi qu’on dise contre leur foi, ils l’ont en horreur et, tournant la coutume en nature, quelque enseignement qu’ils aient reçu dans leur enfance, devenus adultes ils s’y tiennent obstinément. » [3] C’est le grand regret de son existence. Il le versifiera à son fils Astrabale : « Il est au monde tant de dogmes de foi /Que chacun agit selon la tradition de sa race / Personne enfin en ce domaine n’ose consulter la raison. » C’est pourquoi dès le début des Conférences il torsade dans la bouche du philosophe (donc païen) la formule que Paul adressait justement aux Grecs : « J’ai trouvé sots les juifs et insanes les chrétiens (…). » Du point de vue confessionnel c’est toujours l’autre qui est dans l’erreur. Voilà le postulat d’Abélard : quand on est égaré loin de la foi, quand on n’a que la raison, que faut-il chercher pour trouver son chemin vers la foi ? Abélard volontairement désactive la foi pour retrouver le chemin emprunté par les Pères vers la foi catholique.

« En quoi donc l’étude de la grammaire ou de la dialectique ou de tous autres arts peut-elle aider l’homme dans la recherche de sa propre béatitude ? Toutes restent bien loin au-dessous de cette cime, et aucune ne peut s’élever jusqu’à ces hauteurs, mais elles fournissent certaines sortes de locutions ou aident à connaître certaines propriétés des choses, procurant ainsi comme des degrés d’accès à ce qui est le plus haut de tout (…). »[4]

Ce passage pose clairement le problème : si la raison, bien menée, permet de s’élever graduellement, elle se heurte à ses propres limites si elle n’est pas comme aspirée par la foi. Mais d’un autre côté, évoquant la conversion massive des philosophes païens au christianisme (et pensant secrètement à l’échec de la conversion forcée des Juifs et des Musulmans), une habile propédeutique comme celle de Platon ou d’Aristote a aisément conduite à la foi chrétienne… C’est le principe d’autorité qui est explicitement, disons, modéré. De sorte que les philosophes grecs de l’Antiquité furent ses maîtres, s’il est si obsédé par leur image c’est que sans la Révélation ils sont allés, de leur propre chef et guidés par leur seule raison, à des conclusions et à une éthique proches du judéo-christianisme. Il cherche donc dans la gentilité à percer l’énigme de ses hommes qui, dépouillés de la boussole de la Révélation, suivirent d’eux-mêmes un chemin vertueux. C’est ce secret que voulait percer Abélard : comment recréer les conditions de réflexivité qui conduisent à la foi ? L’enjeu est donc une définition de la loi naturelle, autrement dit d’une éthique (…). (Lire la suite)

[1] Nous ne posons pas une causalité mais une datation.

[2] Abélard, Livre premier.

[3] Conférences.

[4] Idem.

Les commentaires sont clos.