Abélard sans Héloïse : une théologie politique

(…) Nous savons que Bernard de Clairvaux est l’ennemi juré, intime, politique et philosophique, d’Abélard. Une piste serait que sa philosophie réagisse aux Textes Politiques de son persécuteur. On ne peut en effet s’empêcher de noter l’opposition des thèses abélardiennes sur l’amour, à l’épée de Clairvaux. Celui-ci en effet voyait quelques avantages à cautionner la guerre de religion. En cela il est un réformateur de l’Eglise, celle-ci ne s’étant pas montrée très enthousiaste lors des pré-croisades. Abélard craignait sûrement les conversions par l’épée, et peut-être avait-il perçu très tôt que celles-ci, par le passé, avaient plutôt conduit les vainqueurs à adopter la religion et les mœurs des vaincus. Abélard, comme Anselme, comme toute une tradition philosophique voulait convaincre les Juifs et les païens par la raison, et non les convertir de force à la foi chrétienne. C’est ce geste que répétera encore Thomas d’Aquin dans sa Somme contre les Gentils. Mais la manière aura changée… La croisade d’Abélard est philosophique, lancée contre les Gentils qui réfutent la foi par la raison ; il veut les convaincre pour les vaincre, non les vaincre pour les convaincre. Si le croyant est convaincu par la foi, quid de l’incroyant et surtout de celui qui tel Averroès vit une autre foi ? Ceux-là doivent être convaincus par la raison. Son héritage philosophique est autant la disputation de Tortose que le troubadourisme. Il suffit d’observer son attitude à l’égard des Juifs : il est dans ses Conférences d’une bienveillance tout à fait extraordinaire pour l’époque. Il est vrai que le XIIè siècle est encore jusqu’en 1160 environ, celui de l’hebraica veritas. L’Ancien Testament n’est pas aussi fortement déprécié que par la suite, on s’intéresse à la judaïcité. Mais la théologie n’est pas la société. Les mouvements hérétiques étaient profondément antisémites. Les massacres de Juifs avaient commencé en France, s’étaient ensuite glissés en Allemagne. Les rares rescapés étaient ceux qui acceptaient, au désespoir, d’être baptisés. Mais dès son retour d’Italie, Henri IV autorisa ces convertis de force à retourner au judaïsme. Repentir qui trouva une vive opposition chez le pape Clément III. Abélard est contemporain de ces pogroms (déclenchés en 1095 par le pape Urbain II, qui prêcha à Clermont-Ferrand la première croisade) comme de la formidable accalmie, de près d’un demi-siècle, où Juifs et chrétiens semblent vivre ensemble avec sinon une belle, une réelle entente. Mais cet apaisement n’est à nouveau le fait que de la rivalité asymétrique États/Église, et dès que l’occasion s’en présentera, Eugène III prêchera une nouvelle croisade… avec à ses côtés un certain Bernard de Clairvaux. Lors des pré-croisades au XIè siècle, qui jetèrent les moines comme les chevaliers dans une bataille idéologiquement assez confuse, le clergé n’était pas complètement certain d’y cerner son intérêt. Ce n’est qu’au XIIIè siècle que l’esprit des croisades donnera son unité à cet effort de guerre, car dès 1212 la cohésion politique est atteinte avec l’alliance des rois chrétiens contre les Musulmans. C’en sera donc fini des philosophes, des Ibn Saktar ou de la figure presque mahométane d’un Cid Campeador. Venaient les épées. Le temps des cathédrales convertira au culte les écoles comme les mosquées. Mais comment Clément III justifiait-il le baptême forcé dans sa validité théologique ? Une bulle d’Innocent III nous le rappelle :

« Assurément, il est contraire à la foi chrétienne que quelqu’un qui est de mauvaise volonté et s’y oppose totalement soit contraint d’adopter et d’observer le christianisme. Pour cette raison, d’aucuns font une distinction, qui est valide, entre ceux qui sont de mauvaise volonté et ceux qui sont contraints. C’est ainsi que celui qui est amené au christianisme par la violence, par la peur et la torture, et qui reçoit le sacrément du baptême afin d’éviter un dommage, celui-ci (de même que celui qui vient fictivement au baptême) reçoit bien l’empreinte du christianisme, et peut être forcé d’observer la foi chrétienne (…). Celui-là, toutefois, qui n’a jamais consenti, mais s’y est entièrement opposé, celui-là n’a reçu ni l’empreinte ni la fin du sacrément, car il est mieux d’objecter expressément que de manifester le moindre consentement. »

Or, comme celui qui s’y oppose est éliminé, il ne reste que les premiers. « Il est mieux d’objecter expressément que de manifester le moindre consentement » n’évoque-t-il pas derechef l’objection d’Abélard, pour qui l’acte n’est en rien la preuve du consentement à son désir propre ? La conversion forcée tombe d’une certaine manière sous le couperet du dixième commandement comme de l’Ethique à Nicomaque ! Or, Aristote miscible dans les Ecritures, c’est admettre une identité de la foi et de la raison. Voilà le véritable scandale.

Dans l’Introduction à la théologie, Abélard nous dit que « la religion chrétienne tient qu’il n’existe qu’un seul Dieu, (…) substance une ou essence absolument imputable et simple, en qui ne peut être aucune partie ni rien qui ne soit elle-même, seule véritable unité en tout (…). Car en cette substance si simple, ou indivisible et pure, la foi confesse trois personnes en tout coégales et coéternelles, et qui ne diffèrent point numériquement, c’est-à-dire comme des choses numériquement diverses, mais seulement par la diversité des propriétés, une étant le père, une étant Dieu le fils, une étant Dieu esprit de Dieu, procèdent du Père et du Fils. » C’est pour Abélard le point de départ de son aventure : une telle proposition ne remplit pas selon lui le défi de la foi face à la raison. Ce qu’Abélard n’a possiblement pas vu, c’est que foi et raison se sont torsadées dans son dos ; ce que voulait peut-être empêcher Abélard, c’est justement cette torsade : de la raison vers la foi à la foi vers la raison. Bien qu’après son émasculation Abélard se muera en précurseur, passant de l’enseignement aux riches à l’enseignement aux pauvres, de la recherche de la gloire à la quête de Dieu, pour l’Eglise Abélard est un imposteur, il n’a aucune maîtrise en théologie, il est un philosophe et en somme : un Gentil. Bernard ne disait-il pas d’Abélard : « Cet homme sue tant qu’il peut pour faire de Platon un Chrétien, prouvant par là que lui-même n’est qu’un païen » ? Abélard s’inscrivait pourtant dans une pure tradition augustinienne, où la foi aspire la rationalité dans son anabase. De sorte, elles compagnonnent. Elles marchent côte-à-côte. La rationalité est impulsive, mais la foi est endurante. Leur différence, quoique sans localisation, est de nature. Elles sont liées dans une impureté fondamentale : intellige ut credas, crede ut intelligas. Le projet du Sic et Non ne visait rien d’autre que de surmonter les contradictions des saints. C’est d’ailleurs cet ouvrage qui inspirera la scolastique. Alors que craint-on d’un Abélard ?

Il fait peu de doute que l’Eglise redoutait en premier lieu que le chemin augustinien du manichéisme vers le catholicisme puisse être parcouru dans l’autre sens : la raison qui a conduit Augustin à la foi pourrait dissoudre la foi dans la logique. (…) (Lire la suite)

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