Verne et la haine épidémiologique : la question du sang

« Petit, malingre (…) le nez busqué, la barbiche jaunâtre (…) les pieds grands, les mains longues et crochues (…) il offrait ce type si commun du juif allemand, reconnaissable entre tous. » (Hector Servadac, 1877)

« Beaucoup de Juifs (…) ferment leurs habits de droite à gauche, comme ils écrivent ; le contraire des races aryennes… » (Claudius Bombarnac, 1892).

Le portrait du juif Hakhabut dans Hector Servadac, a quelque chose qui saute aux yeux quand il est ainsi rapproché de Claudius Bombarnac : pendant les quinze années qui séparent la publication de ces deux romans, l’antisémitisme de Jules Verne a évolué. A soixante-quatre ans, son état d’esprit paraît avoir changé… Dans Hector Sarvadac, le personnage du Juif (et non le personnage juif) surgit ainsi qu’une typologie théâtrale, au même titre que le deus ex machina, le valet, l’amant, le cocu ou même le souffleur. C’est moins l’antisémitisme de Jules Verne qu’un antisémitisme de caricaturiste qui pointe ici le bout de son nez, et qui fera dire à Lottman dans son Jules Verne, qu’il n’y voit qu’un « cliché littéraire ». Nous ajouterions théâtral[1]. Le Juif est une figure supplémentaire dans un répertoire classique, presque une figure de style aidant à la lecture. Mais dans Claudius Bombarnac, il en va quelque peu différemment… Ce qui choque, c’est évidemment le syntagme « race aryenne ». Jules Verne ne pouvait prévoir les dérives de l’aryanisme, et ce n’est pas ce qui interpelle en premier lieu : c’est la notion de race. Elle renvoie à nos yeux aux pages les plus sombres du passé, mais était au contraire pour Jules Verne un langage extrêmement moderne.

Scientifique, même.

Quand on parle de l’antisémitisme de Verne, on devrait donc bien plutôt parler de ses antisémitismes. Cette question nous intéresse. Il y a chez lui un antisémitisme « de jeunesse » qui n’est pas racial. Il est vaguement ethnique mais surtout éthique. Les Juifs ou les sauvages verniens ne sont d’ailleurs pas sur un pied d’égalité. Là encore, Verne a quelque chose de passéiste, de voltairien même : si chez Rousseau le sauvage est bon parce que plus proche de la nature, chez Verne il est dangereux et immoral pour la même raison. Sitôt qu’il est acculturé aux Occidentaux, même l’Africain devient honorable. Mais il n’est toujours qu’un nègre, c’est vrai. Quoiqu’il n’est qu’un nègre comme le peuple n’est que le peuple. Or, en lisant Léon Poliakov et sa magistrale Histoire de l’antisémitisme, on apprend que le XVè siècle aurait vu l’antisémitisme évoluer « de haine confessionnelle à une haine raciale », ce qui ne cadre pas complètement avec l’antisémitisme du premier Verne, nous venons de le voir. Où s’origine ce contretemps ? Et qu’a-t-il à nous apprendre sur la haine en tant que celle-ci n’en reste jamais au concept d’ « autre », mais le pense, le renseigne avec des mots ? Au fait : quels mots ?

Pour expliciter le passage de la haine confessionnelle à la haine raciale, Poliakov nous apprend que ces Juifs, convertis de force au catholicisme, résistaient, demeuraient dans leurs âmes juives des Juifs sémites, et que cela n’appela qu’à une conclusion : c’est en tant que Juifs que les Juifs sont mauvais, non en tant que mécréants. « Juive » est peut-être la première race de l’histoire. Mais parce que la première race était juive, elle retarda d’autant le moment où les autres confessions, régions, couleurs ou nations se pensèrent elles-mêmes en tant que races. La race juive était à part ; elle était à part parce qu’elle était une race. Rien n’interdit d’imaginer que c’est l’élaboration de la théorie raciale sous le tropisme antisémite, qui a induit cet étrange système de cloisonnement que sont les races et qu’on ne retrouve pas à un degré comparable dans la plupart des autres systèmes exclusifs. Pure spéculation, mais il fallut en tout cas attendre que cet étrange sentiment racial atteignît la société par le haut, l’aryanisme, pour que se déploie une hiérarchie reliant pesamment les Juifs au blondinet d’Europe centrale. Il y a donc une latence durant laquelle la haine confessionnelle retirée, ne fut pas encore recouverte par la haine raciale. Il exista donc un genre de haine nue.
Nous pouvons dire, même en chipotant, que l’antisémitisme du XVè lui-même siècle ne fut pas réellement racial. La raison en est que le sang n’est pas encore une donnée génétique mais un terrain de transmission. Dans la noblesse d’arme, la dette du fils est le sang reçu. La culpabilité d’être né renvoie peu ou prou à l’idée que le sang qu’on a reçu n’a pas été versé. La (sur)vie du père est une dette à racheter. (Car cette histoire de classe endogène, coutumièrement consanguine, est bien sûr une légende : l’aristocratie est une histoire de roturerie semblable aux autres.) Dans la bourgeoisie maintenant, le sang est un héritage dont la dette est la nécessité de le faire fructifier. Aristocratiquement, le sang est une essence qu’on porte son existence durant, tandis que la bourgeoisie envisage son sang comme une essence transmise après l’existence. La noblesse a à faire avec l’hérité, la bourgeoisie avec l’héritage. La noblesse est une affaire de filiation, la bourgeoisie de paternité. La noblesse est assignataire, la bourgeoisie légataire. En d’autres mots, la noblesse honore son sang quand la bourgeoisie l’améliore. C’est en effet à partir d’une expression aussi métaphysique que « les liens du sang » que l’on pourrait reconstruire tout l’édifice idéologique depuis son ancrage économique jusqu’à son émanation idéaliste. Dans la noblesse d’arme, le sang est un lien dans le sens qu’il est le véhicule de caractéristiques d’ordre (un ensemble d’accidents formant la noblesse), et non la substance même de la noblesse : durant des siècles en effet, pour la noblesse le sang ne voulait dire que droits de succession et sang versé : l’aristocratie était un mode de vie (la rente) et un ensemble de vertus martiales ; ce n’est que quand la bourgeoisie robine, s’anoblissant massivement en monnayant ses titres, menaça la noblesse d’épée dans son identité même, que cette dernière a exigé que chacun justifiât son lignage. Les liens du sang prirent alors un sens différent, et avec elle tout un imaginaire naquit. Le sang était pour les aristocrates la substance qui véhicule ses accidents ; la vertu au combat ou l’aptitude au commandement ne faisaient pas partie du sang, elles étaient apportées par lui — c’était alors le sens du « lien ». Ce n’est que tardivement qu’elle revêt sa dimension génétique ; les liens du sang deviennent la substance elle-même — l’autre sens de « lien ». Dans le graphème père-(sang)-fils le sang fait lien, mais la noblesse n’y fait que passer ad alterum. Dans une perspective bourgeoise maintenant, le sang est le patrimoine ad se que le père et le fils se transmettent : sang-(individu)-sang. Dans un cas le sang est le véhicule de la noblesse, dans l’autre c’est le sujet qui est le véhicule du sang. Ou pour le dire comme saint Thomas, le sang n’est plus l’incube de la semence, mais la semence la succube du sang.[2]

Le sang n’est donc pas encore une donnée génétique mais un terrain de transmission, et Léon Poliakov est obligé lui-même de convenir qu’on parlait à propos des Juifs d’un virus qui se transmettrait de père en fils. Le « virus » étant ici à entendre comme le contraire de la vertu nobiliaire, et sans doute avec quelque analogie avec les maladies vénériennes. Quand Léon Poliakov parle alors d’une « sorte de gène pathologique », il va un peu vite, et la « sorte » tinte sous le marteau ainsi qu’un anachronisme. Rappelons que la noblesse emboîta très tardivement le pas à la bourgeoisie dans ses projets de protectionnisme contre les « Nouveaux Chrétiens ». Pour la bourgeoisie, pouvoir revendiquer, surtout par la généalogie, de nombreux ancêtres chrétiens, c’était soudainement appartenir à une lignée.

Nous déplacerons donc les curseurs de Léon Poliakov en en intercalant provisoirement un nouveau : d’abord une haine confessionnelle jusqu’au XVè siècle, puis une haine lignagière et épidémiologique, enfin une haine raciale au XIXè siècle. (Lire la suite)

[1] En 1981, la ville de Nantes a fait l’acquisition d’un certain nombre de manuscrits posthumes inédits, dont un récit de voyage, et surtout l’ensemble de ses essais théâtraux et synopsis. Quand on sait l’importance qu’à revêtu le théâtre pour Jules Verne qui débuta comme librettiste, jusque dans son style d’écriture fortement scénique, on se doit de lire par exemple Quiridine, dont Verne confiait à son père que les Dumas, père et fils, « ont ri à ce tordre » à sa lecture !

[2] Voir aussi : Foucault, Histoire de la sexualité. Mais aussi Ariès, qui a largement développé ce thème.

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