The lobster, propos à mémoire de forme (De Yorgos Lanthimos, 2015)

Une allégorie, si folle soit-elle, ne sombrera pas dans le ridicule, aussi longtemps en fait qu’elle conserve cette épine dorsale de vérité qui la maintient dans l’état de réalisme le plus irréfutable. C’est ainsi que The Lobster réussit à tenir le récit le plus onirique dans les bornes d’une crédibilité absolue.

Ce tour de force, le film le doit à la pertinence de son discours sur la conjugalité. Car voilà, nous n’avons plus besoin d’être en couple ; le couple est utile à la société — voilà la tension. La société, quoique structurée par le couple, nous en émancipe. L’atome économique, c’est aujourd’hui l’individu. Il y eut un temps où cela fût le ménage étendu, dominant jusqu’à l’Âge Classique. Puis la famille nucléaire bourgeoise dont le modèle domine encore nos représentations, triompha paraît-il pour des raisons de performance économique. Mais pour faire simple — famille nucléaire ou pas — jusqu’au XIXè siècle ce n’étaient pas des individus qui se mariaient, mais des familles. Mariage arrangé ou mariage d’inclinaison (compromis entre mariage d’amour et mariage arrangé que l’on retrouve dans la Nouvelle Héloïse, par exemple), toujours il s’agit au mieux de concilier les passions amoureuses avec les raisons matérielles des familles des conjoints. Tout le début du XXè siècle est a contrario marqué par cette « égoïsme à deux » qu’est la nouveauté du couple. Deux individus suffisent à leur reproduction matérielle. Tout un univers mental bascule, dont nous avons largement hérité. Tant et si bien que nous devons aujourd’hui encore être en couple. C’est, disons, la grande constante : l’élément perturbateur, hautement déprécié, c’est toujours le célibataire.

L’individu doit donc résoudre ce paradoxe : il est plus heureux tout seul, tout seul il ne peut pas être heureux. La société lance par là un genre d’ultimatum aux individus, mais offre aussi un prétexte rêvé à des scénaristes facétieux : puisque le plus fort est plus heureux seul, suggèrent-ils, le plus fort doit donc se trouver une faiblesse commune avec quelqu’un ou quelqu’une. Une même allergie, un même handicap, un même détail physique disgracieux. Une solidarité artificielle par ressemblance comme régime amoureux, qui fournira au spectateur cent occasions de rire de situations grotesques.

Pour autant, fiction ou non, certains sujets parviennent mieux que d’autres à trouver l’âme sœur… Ceux qui trouvent un partenaire mais risquent la séparation ne sont pas un problème : ceux-là se voient « attribuer » des enfants, afin d’inoculer à leur couple un problème commun sur une durée adaptée. Non, le problème provient de ceux qui n’y parviennent pas du tout. Deux options s’offrent alors à ces cas désespérés : soit accepter leur sous-humanité (célibataires honteux transformé en animaux), soit devenir des célibataires endurcis (célibataires et fiers de l’être, pourrait-on dire). Dans ce dernier cas, les dominés s’organisent alors en classe. Parmi eux, certains sujets (dominants parmi les dominés) deviennent les opérateurs de l’intériorisation de cette domination, de manière à ce que le dominé soit heureux de posséder la privation de ce à quoi il n’a pas droit (ainsi l’onanisme, comme nihil privativum de la sexualité « normale »).

Une fois le tableau en place, quand le spectateur en a bien compris la disposition, la structure peut s’exprimer. Elle affirmera alors par la bouche d’un dominant (mais en cela dominé par sa domination, comme il se doit) : l’amour ne peut reposer sur un mensonge. Pourtant, et le spectateur en a suffisamment ri, le film montre par le menu un mensonge fondamental au fondement de tout couple.

La situation en est là quand, clinamen, une véritable histoire d’amour semble naître. Chacun s’attend alors à ce que cet amour remplisse sa fonction de deus ex machina et, laissant éclater sa vérité, modifie par là l’ordre des choses, ou même nous restitue un ordre des choses qu’on imagine volontiers naturel. Mais voilà : la structure, quoique démembrée, secouée, jetée à terre, se révèle inaltérable. Elle recouvre sa forme. La structure est à mémoire de forme. Comme certains métaux qui se détordent jusqu’à recouvrer leur forme initiale, la structure n’est pas simplement une force qui pèse sur les agents depuis une hypothétique extériorité…

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