(1) trouver (1)

Il faut dire, à titre de mise en garde, qu’en dépit des apparences nous ne traiterons pas dans cet article de logique. Les paradoxes logiques sont des problèmes fascinants mais pour lesquels je suis, hélas, incompétent : les problèmes logiques exigeant une explication logique (leur fonction étant même essentiellement d’imposer ce type de raisonnement, qui c’est vrai ne va pas de soi), on ne peut parler de résolution logique d’un problème quand, comme nous nous apprêtons à la faire au sujet du paradoxe du condamné à mort, nous nous intéressons aux résolutions non-logiques de ces problèmes. Quel est le but alors ?

Il est de tirer un enseignement existentiel de ces problèmes : qu’est-ce que le temps nous a appris à penser et que la logique, cette nouveauté à l’échelle de l’homme, se propose de supplanter sans toujours y parvenir ? C’était déjà la préoccupation d’un Hume, et peut-être de tous les sceptiques. Il y a en effet une certaine manière de penser, peut-être propre à l’homme de la rue ou peut-être pas, qui nous amène à négliger les problèmes logiques comme n’étant pas de véritables problèmes. Et cela n’a rien à voir à mon avis avec un manque de rigueur, ou de profondeur de nos pensées, mais avec un certain nombre de savoirs que la logique met en crise, met en tout cas de côté, pour en montrer à raison l’artificialité. Je voudrais aujourd’hui m’intéresser à leur efficacité.

 

J’ai pris l’habitude, chaque dimanche, de me rendre sur le marché pour acheter quelques douzaines d’huîtres. La France ayant connue la famine, elle fait partie des nations ayant appris à goûter la chair des escargots, des huîtres et des grenouilles. Et si je trouve que s’agissant des grenouilles il faut beaucoup de morts pour peu de cuisses, j’ai du mal à concevoir une fin de semaine sans ce coquillage. Or, pour une raison que j’ignore, les huîtres sont vendues à la douzaine. Voilà une première règle. Cela permet à un premier niveau d’établir une unité : 1 = 12 = x€. Il est toutefois permis, c’est la seconde règle, de ne choisir qu’une demi-douzaine. Un rapport simple — ½ — en naît, qui donne x€ / 2 (par exemple : 8€ la douzaine = 4€ les 6). A ce stade, nous sommes encore pensons-nous dans une logique mathématique. Mais est-ce plutôt de la logique ou plutôt des mathématiques ?

C’est ce que je me suis souvent demandé devant l’étale et cette curiosité : quand on achète (x€) une douzaine d’huîtres on ne reçoit pas douze huîtres dans son cabas mais en réalité treize (raison pour laquelle elles sont vendues « à la douzaine » et non « par douze », c’est la différence notable d’avec les œufs, dont la boîte alvéolée sert au transport et au comptage). L’unité pour le marchand varie donc de 12 à 13, ou plus rigoureusement l’identité mathématique est corrompue ou contredite par cette contraposée : x€ = 1 = 13. Si 12 huîtres valent 8€, 13huîtres coûtent 8€ ou encore si 12 huîtres valent 8€, 144 huîtres (douze fois plus) 88€ (onze fois plus). Nous sommes donc installés de plain-pied dans les mathématiques à certains moments, et dans une certaine logique non-mathématique à d’autres. C’est donc un raisonnement qui n’est ni vraiment mathématique ni complètement logique, ou plutôt qui combine jusqu’à un certain point et dans une même logique, deux mathématiques, l’une où l’unité est égale à 13, l’autre à 12+1.

Pour ne pas négliger l’épaisseur du problème (je rappelle que je suis d’accord pour dire que ce n’est pas un vrai problème, mais il faut bien faire comme si), prenons un autre exemple, bien connu. Wittgenstein s’est ingénié à démontrer que lorsque nous avons compté des pommes, la seule chose que nous ayant apprise en définitive est qu’il n’apparaît pas de nouvelles pommes à mesure que nous comptons. La remarque ne vaut que si nous imaginons perfidement que tel soit le cas : chaque fois que se trouvent maintenant deux pommes ensemble, une troisième apparaît. La question n’est pas de savoir si cela est possible, la question est : dans ce cas de figure, choisirions-nous d’écrire 1+1=2+1 ou 1+1=3 ? Ou encore en resterions-nous à 1+1=2 ? Utiliserions-nous encore le signe = ou bien plutôt ==> ? En somme, quelle serait l’action du monde sur le langage mathématique ? La douzaine d’huîtres est-elle égale à 12+1 ou à 13 ? Le problème est-il qu’une huître apparaît quand on arrive à 12 ou qu’on ne puisse diviser en deux une huître ?

Si ces questions peuvent sembler au premier abord idiotes (et si je serais assez d’accord pour dire que toutes les expériences en pensée doivent nous apparaître toujours comme suspectes), cela ne réduit pas pour autant la question qui est : quel langage et quelle logique pour dire le monde ? Que les mathématiques possèdent leur logique propre est une certitude, que cette logique épuise le monde est moins certain. Il est acquis jusqu’à un certain point que le marchant d’huîtres exploite deux logiques parallèles, et que l’une d’elle est plus relationnelle ou sociale que strictement mathématique, pourtant cette vérité ne nous permet en rien de dépasser cette platitude que logique, mathématique et langage vivent dans une certaine mesure séparément.

Pour approfondir la question, je voudrais maintenant aborder un célèbre paradoxe. Dans une première version du condamné à mort, les choses se présentent selon cet : énoncé originel :

  • (1) un homme est condamné à mort
  • (2) il sait que sa sentence est prévue dans les sept jours à venir
  • (3) il ne sera pas informé du jour de son exécution

Une première remarque : j’ai ajouté la règle (1), souvent absente du paradoxe pour des raisons d’élégance. Or, il me semblait important de l’expliciter, en particulier pour mettre en difficulté les libertés dont on s’autorise parfois au sujet de ce paradoxe, surtout quand on s’empresse de faire savoir que dans cette hypothèse, l’homme jubilera bientôt d’apprendre qu’il ne sera pas exécuté (où l’on voit la naïveté qu’il y a à croire que les choses arriveront ou non pour des raisons logique, et non simplement parce que les hommes sont méchants). Quel est l’argument ?

L’idée directrice est la suivante :

  • (i) si son exécution a lieu le dernier jour (disons le dimanche), le samedi soir (la veille, donc) le condamné sera de facto informé que son exécution est inéluctablement pour le lendemain, donc qu’il ne sera pas exécuté
  • (ii) En reculant maintenant l’hypothèse d’une journée, et sachant qu’il ne peut être exécuté le dimanche (pour les raisons évoquées), il se dit de même qu’il ne pourra être exécuté le samedi. En effet puisque ce ne peut-être le dimanche, ce ne peut être le samedi sans contrevenir à la règle (3).
  • (iii) Etc.

Voyez l’importance de mon ajout, puisque la conclusion (iii) contrevient à la règle (1) ou suggère une hiérarchie entre les règles, ce qui supposerait donc une règle (4) telle que : la règle (3) domine la règle (1) et (2). Si l’on veut être conséquent il faut alors édicter que :

  • (1) un homme est condamné à mort
  • (2) il sait que sa sentence est prévue dans les sept jours à venir
  • (3) il ne sera pas informé du jour
  • (4) la règle (3) domine les règles (1) et (2)
  • (5) il n’y a pas d’autre règle

Généralement, quand un joueur change rétrospectivement les règles on dit qu’il triche, mais soyons charitables : nous-mêmes avons ajouté la règle (1). Laissons donc le logicien soit accepter en effet que l’exécution de la sentence fasse partie des règles (a), soit ne pas l’accepter (b). Si (a) alors (4).(1) ; si (b) alors -(4).-(1)

Dans l’hypothèse (b), les règles s‘écriraient :

  • (1’) une sentence de mort est prévue dans les sept jours à venir
  • (2’) il ne sera pas informé du jour
  • (3’) il n’y a pas d’autres règles

On voit tout de suite que ce second cas de figure n’est pas recevable, puisque de toute évidence :

  • (x) soit la règle (2’) domine la règle (1’) — et c’est l’hypothèse (a), seule acceptable pour le paradoxe
  • (y) soit elles sont équipollentes, et l’on peut en tirer toutes les conclusions que l’on souhaite
  • (z) soit (1’) domine (2’) et il n’y a plus même de problème…

L’hypothèse (y) est en réalité la conclusion logique de tous les paradoxes, dès lors qu’il est admis qu’ils ne recouvrent aucune résolution. Je pense que pour des raisons de stimulation intellectuelle, nous préférerons différer ce moment et nous mettre d’accord (x) pour dire qu’il y a maintenant une règle (4) qui subsume les règles (1) et (2) à la règle (3). Nous venons de sauver le paradoxe et peut-être la possibilité d’une résolution. J’ai l’air de chipoter, mais c’est bien plutôt la démonstration que dans ce paradoxe il existe des règles fantômes qui exercent en sous-main une action efficace.

Il me semble par ailleurs que ce préalable est d’autant plus important qu’on s’imagine un peu trop vite dénicher dans l’énoncé originel ce qui pourrait ne pas fonctionner, comme en premier lieu la notion « d’information », imprécise il est vraie (puisque ne pas « être informé » peut simplement vouloir dire que le personnel pénitentiaire ne communiquera pas sur la date). C’est l’hypothèse de l’inférence langagière. On peut toutefois remplacer si on le souhaite « informer » par « connaître » (quoique le gain de clarté soit faible, toutes choses étant égales par ailleurs) et d’une manière générale j’invite le lecteur à considérer ces termes comme équivalents aux huîtres « à la douzaine », à savoir qu’ils se présentent sans fourberie, l’équivocité n’étant pas l’ambiguïté. Encore une fois, on peut tenter de sauver le paradoxe et, nonobstant, je crois que ce n’est pas la piste la plus féconde. J’y reviendrai.

Parmi les évidences fortes, il y a aussi la temporalité, beaucoup plus intéressante, mais là encore la précipitation ne nous apportera rien : prima facie, et en vertu de ce que nous avons dit précédemment, il suffirait que le bourreau vienne chercher le prisonnier n’importe quel jour du lundi au vendredi pour que les règles soit respectées, mais il est vrai que comme ce ne peut-être qu’un de ces jours-là, alors ce ne peut-être le vendredi. Et ainsi de suite… Le piège s’est refermé. Le raisonnement est, quoiqu’on en pense, valide. Il faut donc aborder la question de la temporalité, mais plus graduellement.

Car ce piège serait sans effet heuristique s’il n’avait lui-même une faiblesse, et qui constitue précisément le paradoxe : puisque le condamné in fine pense qu’il ne pourra être exécuté, on peut dire que le bourreau peut venir le chercher n’importe quel jour, y compris le dimanche. Cette complétude du paradoxe est capitale puisqu’elle semble accorder deux significations au mot « information » : avant déduction et après déduction l’état d’esprit du condamné ayant changé, la surprise n’est plus de même nature. C’est ce qui exhorte bon nombre de commentateurs à croire voire la résolution du paradoxe dans cette dualité. Il n’en est rien : cette piste ouvre au contraire au redoublement du paradoxe, puisque il y a deux situations paradoxales qui s’imbriquent :

  • (d+) l’une où la déduction choque le sens commun en démontrant l’impossibilité de la peine,
  • (d-) l’autre où la survenue de l’exécution choque la logique la plus élémentaire

Ce n’est donc pas là qu’il faut regarder. Il faut selon moi plutôt s’intéresser à l’architecture du paradoxe : en suivant son raisonnement, le condamné s’est conditionné à ne pas s’attendre à son exécution, et plus on s’approche de l’impossibilité formelle (le dernier jour) moins il s’y attend… Mais est-ce alors encore une impossibilité formelle ?

C’est la question centrale et la réponse est : oui, clairement. Une impossibilité formelle est sise sur le dimanche car même dans le cas où le prisonnier, tout ensorcelé par sa déduction logique, ne s’attendrait pas à être exécuté le dimanche, son bourreau, lui, enfreindrait les règles en l’exécutant. Si l’on s’en tient à nos trois règles initiales, il ne peut être exécuté le dimanche en raison de la règle (3) qui agit depuis l’opacité des référents : si le condamné ne peut parier sur les intentions du bourreau, le bourreau réciproquement ne peut pas parier sur le raisonnement du prisonnier, nécessairement privé. La chose importante — et ironique, — est qu’en s’invitant dans le jeu, le raisonnement déductif rend théoriquement possible l’exécution du condamné n’importe quel jour. Mais en pratique, une exécution le dernier jour est une impossibilité formelle.

Ce que je vais essayer de démontrer maintenant, c’est que tout le paradoxe tient à ce que le condamné a décidé de raisonner d’une manière toute particulière, en fonction d’une nouvelle règle supplémentaire étrangère aux règles de base. En effet, selon les trois règles initiales, il ne peut être exécuté le dimanche puisqu’il y a impossibilité formelle à une exécution le dernier jour[1]. De plus, entre l’hypothèse d’une exécution le dimanche et celle d’une exécution le samedi, même si l’on glisse déjà d’une impossibilité formelle à une impossibilité logique, son exécution apparaît encore ainsi qu’une entorse aux règles : si l’exécution du dimanche est en soi interdite du fait même des règles, l’exécution à J-1 (du samedi) est à son tour une véritable impossibilité logique, en ce qu’elle s’appuie directement sur l’impossibilité formelle d’une exécution dominicale.

J’attire toutefois l’attention sur ce point : elle dépend de la première impossibilité mais elle ne découle pas des règles ; une médiation apparaît ; l’impossibilité de l’exécution le samedi est déduite de l’interdiction dominicale, mais elle n’est pas une conséquence nécessaire des règles. Pour reprendre un mot vieilli en le déplaçant, cette impossibilité là n’est pas analytique. Le paradoxe repose donc en grande partie sur le caractère synthétique de la déduction :

  • (Alpha) soit on rejette le modèle déductif au prétexte qu’il est une nouvelle règle implicite rejetant à son tour la clôture en sixième règle, alors le condamné peut être exécuté n’importe quel jour de la semaine sauf le dimanche
  • (Bêta) soit on accepte le schéma déductif, alors le condamné peut être exécuté n’importe quel jour, y compris le dimanche

J’espère que tout le monde comprend ce que je suis en train de faire : je veux casser l’attitude réflexe du logicien qui consiste à chercher en dehors de la logique la faille, dans l’énoncé ; car ce que le logicien trouve paradoxal, ce n’est pas qu’à rebours du simple bon sens la déduction conclue à l’impossibilité de l’exécution (d+), mais qu’en dépit de la validité des prémisses et du schème d’inférence la conclusion puisse être bafouée (d-) ! Il y a c’est vrai une étrangeté dans ces règles : une certaine interprétation leur retire quelque chose, mais cela n’en fait pas une anomalie. Pour le dire simplement, accepter le modèle déductif revient à prendre en considération non pas ce que l’autre pense, mais ce qu’il aurait dû penser.

Pour nous permettre d’aller plus avant, revenons sur cette temporalité mobilisée par la récurrence logique, qui va de l’avenir vers le présent, et dont nous avons dit qu’il est assez tentant de l’attaquer. Cette remarque est grandement fondée, puisqu’on va retrouver cette étrange (et il est vrai) irrégulière temporalité inversée dans une autre version de ce paradoxe, cette fois sous forme d’un jeu de cartes. Cette nouvelle version ne va donc pas tellement nous en apprendre d’avantage sur ce qui se cache derrière cette temporalité, par contre elle va purger notre problème de la fausse question de l’ambiguïté des termes. Elle va aussi faire nouvellement remonter le problème des règles fantômes et de leur implication dans le statut des impossibilités logiques.

Posons des cartes faces cachées devant un joueur, qui devra les retourner une à une, dans l’ordre prescrit par le maître du jeu. Une reine et une seule y a été glissée, de telle façon que le joueur ne pourra déduire sa position. Cette formulation, « déduire », a l’avantage, en apparence du moins, d’éliminer les flottements de sens des mots « informé » ou « connaître » ou « surpris ». Donc :

  • une reine est dissimulée dans un paquet de carte (1)
  • le joueur ne pourra déduire sa position (2)
  • il n’y a pas d’autres règles (3)

En apparence seulement, parce que la notion de « déduction » là encore introduit une règle nouvelle : le jeu se déroulera selon les règles de la déduction (3), ce qui donne :

  • une reine est dissimulée dans un paquet de carte (1)
  • le joueur sera surpris en la découvrant (2)
  • le jeu se déroulera selon les règles de la déduction (3)
  • il n’y a pas d’autres règles (4)

… et le même problème de se poser à l’identique, comme nous allons le voir tout de suite. Je veux être toutefois bien sûr auparavant, que le lecteur comprenne le triple bénéfice de cette étape de notre raisonnement :

  • on ne peut purger la dimension psychologique, l’opacité référentielle intégrée du paradoxe (persistance de la notion de « surprise »)
  • il n’y a pas pour autant d’ambiguïté du langage (au travers des mots « informé », « connaître », « surprise ») qui expliquerait le paradoxe
  • la notion de déduction est équivalente à une nouvelle règle tacite

La déduction modifie en effet sensiblement la question, qui devient : à partir de combien de cartes le joueur ne pourra plus déduire l’emplacement de la reine ? Une seule carte ? Non, évidemment. On se trouverait exactement dans la même position que le condamné à la veille du dernier jour. Impossibilité formelle, donc. Deux cartes ? Mais si la reine est sous la deuxième carte, alors dès que le joueur aura retourné la première il connaîtra par déduction que la reine est sous la seconde et dernière, donc il peut en déduire que la reine se trouve nécessairement sous la première : voilà réapparue l’impossibilité logique. Etc.

Il se produit chaque fois deux phénomènes : le premier, c’est le glissement d’une impossibilité formelle (effectivement déposée dans les règles) à une impossibilité logique imposée par le procédé déductif. Le second, c’est cette locution, « etc. », qui nous invite à répéter ce même procédé déductif ad nauseam. Comme si l’impossibilité logique restait toujours identique à elle-même… Or, je pense que le paradoxe tend au contraire à montrer que l’opacité irréductible des référents fait de ce paradoxe un fait autant psychologique que logique. Peut-on alors faire la part des deux ?

Comme nous l’avons noté, il y persistance dans les deux versions d’une certaine temporalité : dans la première version du paradoxe nous avons établi que le condamné se satisfait très bien d’une temporalité inversée (du futur vers le présent), dans la seconde version, le joueur reconstruit le jeu à mesure qu’il conduit sa déduction en comptant depuis 1 (une carte, puis deux, etc.). Dans les deux cas, le « etc. », chargé de symboliser la récurrence, cache en fait un saut formidable, puisqu’en fait ce raisonnement, valable sur de petites unités, devient rapidement plus faux à mesure qu’il embrasse un plus grand nombre de cas : l’impossibilité logique se transforme en un autre genre d’impossibilité possédant une allure psychologico-déductive — et s’il est vrai que le déductif est toujours du logique et du psychologique mêlés, il semble ici plus psychologique et moins logique à mesure qu’il se répète, qu’il s’éloigne de ses bases formelles, et c’est ici que je localise le cœur du problème.

Pour le montrer, je vais commencer par dissoudre le paradoxe comme je le fis la première fois, c’est-à-dire toujours en arguant pour l’instant de la seule opacité du référent, mais, profitant de ce que les cartes sont présentes simultanément et non successivement comme les journées de prison du condamné, vais-je apporter un argument nouveau. Prenons le cas où il n’y a que deux cartes, au moment précis où le joueur déduit que la reine ne peut être que sous la première carte (sans cela il saurait en retournant cette carte que la reine sera nécessairement sous la seconde, et gagnerait le jeu) ; sachant cela, son adversaire ne sera-t-il pas tenté de la placer justement sous la seconde carte pour prendre le contre-pied de cette déduction[2] ? Si l’impossibilité logique est en germe dans l’impossibilité formelle, le psychologique est déjà impliqué dans l’impossibilité logique. C’est même une très forte in(ter)férence, au point que :

  • (Alpha) soit on rejette le modèle déductif au prétexte qu’il est une règle implicite contradictoire à la première, et la reine peut être placée sous n’importe quelle position sauf la dernière et éventuellement la pénultième
  • (Bêta) soit on accepte le schéma déductif et la reine peut être cachée sous n’importe quelle position, y compris la dernière

Bien entendu, il est tentant de simplement arguer qu’il suffisait de poser d’emblée un certain nombre de cartes sur la table pour que le paradoxe s’évanouisse, mais c’est précisément le dilemme de la validité du schéma déductif qui est posé par là. Ce pourquoi il faut se méfier de l’évidence du problème de la temporalité, qui est bien plutôt un fumigène, un effet qui se montre pour mieux cacher sa cause. Certes, dans le cas du condamné à mort, il suffit de poser immédiatement les sept jours de la semaine devant soi comme on étalerait sept cartes pour dissiper tout malaise paradoxal : non seulement la prémisse selon laquelle il est impossible de respecter la règle du jeu avec n cartes s’avérerait fausse avec vingt cartes posées dès le départ, mais la seconde assertion implicite au paradoxe, et qui veut que la règle ne peut être respectée avec n+1 carte, s’avèrerait fausse elle aussi. Toutefois, non seulement le paradoxe était déjà là pour nous le montrer (on n’apprendrait donc rien), mais le rétablissement de la temporalité naturelle montre le premier point sans expliquer le second, qui est justement l’essentiel. On en apprend donc moins en dissipant le paradoxe qu’en le laissant en l’état ! Plus grave encore, et on ne peut écarter ce fait, le paradoxe fonctionne avec une, voire deux cartes, donc :

  • les prémisses sont vraies
  • le schème d’inférence valide
  • la conclusion fausse

C’est le seul paradoxe qui nous intéresse ! Toute proposition qui n’élucide pas le comment de cette bizarrerie est nulle et non avenue.

Pour défendre ma position, j’ajouterais que le logicien un peu futé aurait été par exemple en droit de se défendre de la manière suivante : que veut dire un certain nombre de cartes ? Combien ? Il me fallait donc répondre avec précision pour ne pas le mettre en position de répliquer avec par exemple l’argument du sorite (qui est proche). Il est d’ailleurs certain que les quantités discrètes substituent discrètement une forme logique à une forme psychologique en même temps qu’elles se substituent aux quantités continues, mais dans les deux versions (le paradoxe du condamné et sa transcription en jeu de carte) le problème est moins que la déduction opère depuis la fin, que la déduction opère.

J’insiste sur le captieux des évidences évidentes du paradoxe : dans le cas du jour de la condamnation, la difficulté semble donnée, puisqu’on ne peut déduire le jour de l’exécution en partant du dernier jour, c’est-à-dire en postulant précisément ce qu’on ignore (à savoir : quels jours ne sont pas concernés par l’exécution) ; dans le cas des cartes c’est moins clair mais c’est idem : on ne peut raisonner à partir de la dernière carte à découvrir puisque le jeu précise bien qu’on étalera un certain nombre de cartes devant le joueur. Chaque fois les conditions de possibilité de la déduction logique contredisent les conditions régulières du jeu. Ce qui empêche l’impossibilité logique de se fonder durablement sur l’impossibilité formelle, c’est donc bien une irrégularité, mais pas seulement et pas celle que l’on croit.

Je vois plutôt cette temporalité qui accroche le regard comme révélatrice d’un autre point concernant l’intrinsécalité du déductif, voué à être à la fois psychologique et logique. Remarquez que dans le paradoxe du condamné à mort une boucle logique se forme sur le modèle du gruyère à trous dont je vais parler dans une minute : plus les jours passent plus les chances sont élevées que l’exécution approche, mais plus le condamné sait son exécution imminent moins celle-ci a de chance de survenir, mais moins celle-ci a de chance de survenir moins il sait son exécution imminente, et moins il sait son exécution imminente plus celle-ci a de chance de survenir à mesure que les jours passent… Ma précaution consiste donc à dire qu’en dépit de la persistance des apparences, le paradoxe du condamné à mort ne repose pas, ou pas uniquement, sur quelque inférence langagière (les supposés signifiants flottants « informé », « connaître », « surprise »). J’ai même envie de dire qu’il ne s’agit ici comme ailleurs jamais d’un simple jeu de langage. Mieux : le fait grave pour le logicien est que dans le paradoxe du condamné à mort la manière dont est présenté le problème immisce manifestement une règle tacite additionnelle (la déductibilité) et contradictoire avec les autres règles. C’est cette addition la cause de la boucle et c’est pourquoi il faut contrecarrer une autre tendance fallacieuse du logicien : prétexter l’autoréférentialité. Au risque de me répéter, le logicien interpole une nouvelle règle :

  • (1) un homme est condamné à mort
  • (2) il sait que sa sentence est prévue dans les sept jours à venir
  • (3) il ne sera pas informé du jour
  • (4) la règle (3) domine les règles (1) et (2)
  • (5) le jeu se déroulera selon les règles de la déduction
  • (6) il n’y a pas d’autre règle

Or, (2) et (5) sont ici contradictoires… et il faut donner un sens à cette contradiction. Ce que je cherche à montrer est l’incompatibilité métaphysique de la déduction dans un grand nombre de mondes possibles.

Pour le montrer, et pour tenter de neutraliser les deux faux problèmes qui nous attendent au coin du bois (inférence langagière et autoréférentialité), abordons maintenant le célèbre paradoxe du menteur. Ce qui m’intéressera ici est la manière dont l’intitulé du problème change apparemment totalement sa forme quand on se positionne en dehors de la logique pure et presque rien quand on s’en tient à elle, ce qui induit, selon le point de vue où l’on se place, deux solutions différentes et qui sont justement : l’inférence langagière ou l’autoréférentialité. Deux solutions que je veux rejeter dos à dos au bénéfice de l’opacité du référent.

Le paradoxe du menteur se présente sous une multitude d’aspects dont trois sont assez représentatifs :

  • le Crétois dit : tous les Crétois sont des menteurs
  • je suis un menteur (ou « je mens)
  • cette phrase est fausse

D’un point de vue logique, c’est comme je viens de le dire le même problème :

  • si A est vrai alors A est faux, et
  • si A est faux alors A est vrai.

Dans Surfaces ai-je déjà montré que ce problème était lui-aussi réductible au paralogisme du gruyère à trous. Si je peux dire : plus il y a de gruyère plus y a de trous, mais plus il y a de trous moins il y a de gruyère, et moins il y a de gruyère moins il y a de trous, mais moins il y a de trous plus il y a de gruyères, etc., est-ce simplement en vertu d’une simple analyse frégéenne nous informant que « gruyère » a ici deux dénotations : l’une comme fromage à trous, l’autre comme pâte. Voilà l’inférence langagière. C’est d’ailleurs vers cette solution que semble s’être orienté Aristote, mais je pense que c’est d’abord parce que tous les paradoxes sont plus ou moins réductibles à certaines formes archétypales : sorite, gruyère à trous… et que ce sont précisément ceux que le sens commun nous apprend à rejeter comme n’étant pas de véritables problèmes. C’est l’efficacité même du bon sens dont je parlais en introduction.

De plus, depuis Surfaces j’ai acquis une autre intuition : nous pouvons aller plus loin que l’analyse de concepts, en mobilisant par exemple une problématique plus contemporaine des Grecs, l’affirmation du conséquent, pour mettre l’opacité du référent en concurrence avec l’autoréférentialité. Ce point nécessiterait une explication complète, mais je vais essayé d’être synthétique.

Du fait de l’opacité du référent (et c’est la raison pour laquelle j’ai insisté sur ce point très tôt dans l’analyse), on ne sait si le menteur est en train de mentir, donc s’il est un menteur ou non. Cela semble tautologique, mais en réalité c’est ce qui forge la différence entre un énoncé simplement autoréférentiel et un autre, autoréférentiel et paradoxal. Il n’y a pas de difficulté à déterminer un énoncé parce qu’il est autoréférentiel. Si j’écris : « cette phrase ne possède pas de verbe », elle est autoréférentielle et fausse. Or, être ou ne pas être un menteur ne porte pas d’abord sur la vérité, mais sur la véracité. En ce sens, la réduction logicienne à un discours vrai ou faux, à une valeur ou à un tableau de vérité, est hors-sujet, et je crois que c’est aussi le cas dans le paradoxe du condamné à mort.

Que le problème soit l’opacité du référent (la véracité de son discours et non la vérité de sa proposition) se voit à ce qu’il conviendrait mieux d’interpréter le paradoxe du menteur au plus proche de ce qu’ont voulu dire les Anciens :

  • si le référent ment l’affirmation « je suis un menteur » est vraie donc le menteur est un menteur
  • s’il ne ment pas l’affirmation « je suis un menteur » est vraie donc le référent est un menteur

(Aucun Grec ne doutait que tous les Crétois fussent tous des menteurs.) Voyez comme cela est très différent de savoir si la proposition est vraie ou fausse. Dans le paradoxe du menteur, on peut très bien accorder au référent une forte opacité, parce que celle-ci est sans incidence. Et je crois que cette déductibilité imposée de force au paradoxe du condamné à mort pour tenter de crever l’opacité référentielle du bourreau, est précisément la mauvaise stratégie en regard des informations à la disposition du condamné. Le paradoxe du condamné à mort doit nous enseigner que l’opacité du référent est souvent un problème, mais qu’il est aussi parfois une solution. Pour schématiser, je donnerai le trilemme suivant :

  • (l) soit le paradoxe du menteur est compris ainsi qu’un problème logique, autoréférentiel, et M n’est ni vrai ni faux[3]
  • (g) soit le paradoxe est langagier, réductible au gruyère à trous et M est vrai ou faux
  • (o) soit le paradoxe est lié à l’opacité du référent où M est toujours vrai

L’opacité du référent est ici la théorie concurrente de l’autoréférentialité, car pour accéder à (g) il faut en passer par (o) ou par (l) :

  • (gl) soit on fait fonctionner ensemble inférence langagière (g) et autoréférentialité (l) pour crever l’opacité du référent (o)
  • (go) soit on fait fonctionner ensemble opacité référentielle (o) et inférence langagière (g) pour neutraliser l’autoréférentialité (l)

Néanmoins :

  • (gl) si on en passe par (l), l’autoréférentialité, la conclusion sera paradoxale
  • (go) si on en passe par (o), à savoir l’opacité du référent (où M est toujours vrai), alors (g) sera vrai : le condamné sera exécuté

On a donc raison de dire qu’inférence langagière et autoréférentialité participent du paradoxe, mais on a tort de dire qu’ils résument le problème, aussi longtemps en fait que ces deux hypothèses sont saisies en tant que telle et isolement — il faut au contraire retrouver leur articulation, l’ordre dans lequel les trois solutions opèrent les unes dans les autres, pour espérer la résolution complète du paradoxe. Les différentes résolutions intuitives à notre disposition dans le paradoxe du condamné à mort (opacité du référent, inférence langagière et autoréférentialité) ne sont donc pas simplement concurrentes entre elles, elles sont aussi hiérarchisées : comment saurez-vous que le prisonnier est « surpris » par son exécution ? Voulez-vous vous rendre coupable d’une injustice ?

Le paradoxe du condamné est judiciaire à plus d’un titre, et le schéma déductif piégé par l’appât de l’opacité du référent qu’il se propose de crever : la déduction change en effet quelque chose au problème qu’elle est en charge de résoudre. Crever ou non l’opacité du référent n’est jamais sans conséquence :

  • soit on abroge l’autoréférentialité mais cela ne peut se faire sans légiférer
  • soit on ne légifère pas et on accepte une certaine opacité référentielle… au risque bien sûr de confondre modus ponens et affirmation du conséquent

Une parenthèse : il est tout à fait possible à la vérité de rendre mieux transparent le référent avec des procédures d’autoréférentialité. En ce domaine, les chrétiens ont résolu à leur manière le paradoxe du menteur pour l’insérer à une forme véritabulaire (si on me passe le barbarisme). C’est ce que j’appellerais avec malice la crucifixation de la référence. Quand je dis en effet « je suis un pécheur », mon énoncé, quoique autoréférentiel, est transparent : en disant « je suis un pécheur » je ne dis pas que je mens, je dis que je ne mens pas en disant que je suis un menteur… Sujet d’énoncé et sujet d’énonciation ne coïncident plus. Mais à dire vrai, même quand un énoncé semble se référer à lui-même il le fait toujours depuis une certaine d’extériorité… Pour reprendre un thème typiquement grec, les énoncés développent un équant pour leur expression. Le paradoxe du menteur veut aussi dire : d’où parle-t-on ? Equant ? Métalangage ? La question devient donc : dans le paradoxe du condamné à mort, d’où opère la pensée ?

Il faut s’imaginer le condamné dans sa cellule, le soir de sa condamnation, se disant qu’il lui reste au mieux une semaine à vivre (nous sommes alors dimanche soir). Je demande : quand il déduit qu’il ne pourra être exécuté le dimanche suivant, d’où parle-t-il ? Du samedi soir. Son esprit a fait un bond de six jours. Et d’où déduit-il ensuite qu’il ne pourra davantage être exécuté le samedi ? Depuis le vendredi soir. Mais ce vendredi soir dont nous parlons, est-ce vendredi-soir-dans-cinq-jours ou vendredi-soir-veillée-du-samedi ? Est-ce J+5 ou (J+6)-1 ?

Je pense que tout le monde a compris : en crevant l’opacité référentielle du bourreau, le condamné s’est rendu opaque à lui-même. L’objectivation du raisonnement l’a dépouillé de l’unité du sujet. Coulée dans ce nouveau schème, sa pensée, objectivée, a en quelque sorte perdu ceux propres à l’entendement — pour le dire comme Kant. C’est ici que sa surprise change de nature. Mais ce changement de nature est une conséquence, et non une cause du paradoxe. On le voit à ce que si dans le premier cas l’ubiquité du raisonnement est licite, dans le second cas elle est clairement illicite, mais son invisibilité provient du fait même de l’acceptation de la règle de déductibilité. Un certain équant a permis au condamné de se projeter dans l’avenir, mais avec la déductibilité tout se passe comme si plusieurs points de l’espace et du temps avaient reçu la même sentence. Je serais tenté d’appeler ce nouveau problème les virtuels orphelins. Mais il faut procéder par ordre.

Le plus simple : la prémisse engagée dans le raisonnement est celle d’un moi du condamné encore vivant le samedi soir. Qu’implique cette prémisse ? Que le condamné soit en vie les soirs précédents. Ainsi le prisonnier déduit-il son avenir autant des règles de sa condamnation que de cette hypothèse initiale. Jusque-là il ne commet aucune faute. Mais ensuite ne fait-il que découvrir les implications de sa première hypothèse : s’il est encore vivant le samedi soir, il est logique qu’il le soit encore le vendredi, et le jeudi, etc. On passe donc d’une impossibilité formelle à une impossibilité logique, puis à une impossibilité hypothétique. Mais quel est le mécanisme de justification ?

Le plus ardu : le samedi constitue un point dur. Imaginons que le prisonnier soit encore en vie le vendredi : puisqu’il ne peut formellement être exécuté le dimanche il y a en effet quelque chose de logique à ce qu’il ne puisse l’être le samedi. C’est toute la force de ce paradoxe. Mais cela ne doit pas nous empêcher de comprendre que l’impossibilité a soudainement changé de statut. Là on peut parler d’un effet narratif au cœur du problème logique, en ce que le raisonnement semble obéir à une chronologie ; mais on peut dire à l’inverse que l’effet narratif est justement de masquer sa singularité troublante derrière une figure renversée du temps. Il y a en effet des temporalités inversées qui sont rigoureusement légitimes, comme lorsque je dis justement : si je suis en vie aujourd’hui, c’est que j’étais en vie hier, et si j’étais en vie hier c’est que j’étais en vie avant-hier, etc. Mais une temporalité inversée ne veut pas dire une causalité inversée. C’est pourquoi je n’ai pas voulu m’attacher excessivement à l’inversion de la temporalité qui, comme l’imprécision supposée des termes, masque d’autres problèmes plus fondamentaux, ainsi ces « virtuels orphelins » où le raisonnement est logiquement valide et métaphysiquement erroné. En effet, comme nous l’avons dit, l’impossibilité de l’exécution le dimanche s’appuie directement sur le règlement, tandis que l’impossibilité de l’exécution le samedi s’appuie :

  • (p) logiquement sur l’impossibilité de l’exécution le dimanche mais
  • (q) métaphysiquement sur l’impossibilité de l’exécution le vendredi — qui n’est qu’hypothétique et circulaire à (p)

Cette dernière impossibilité est virtuelle, elle n’est donc qu’une simple possibilité logique installée sur une première boucle. Quant à l’impossibilité d’une exécution le vendredi, est-ce pire puisque ses conditions de possibilité sont :

  • (si p alors p) l’hypothèse circulaire d’une impossibilité de l’exécution le samedi
  • (si q alors q) l’hypothèse circulaire d’une impossibilité de l’exécution le jeudi

L’impossibilité d‘une exécution est inengendrée dès le vendredi. On dirait pour filer notre métaphore qu’elle est plus âgée que ses parents. Entre le samedi et le vendredi surgit une temporalité circulaire au cœur d’une circularité linéaire, ainsi qu’un effet devenu sa propre cause. Car il faut bien peser la chose suivante : pour que condamné survive au vendredi, il faut que

  • dans le raisonnement déductif il survive au samedi
  • dans la vraie vie il survive au jeudi

Mais pour survivre déductivement au samedi il faut qu’il ait précédemment survécu le jeudi. Le raisonnement est comme à cheval sur deux existences parallèles, dont l’une est en charge de modifier la première. C’est tout à fait comparable à la prouesse du Baron de Crack ! L’exposé de la situation précise est encore plus complexe, puisque sa survie le vendredi dépend :

  • de sa survie le samedi, qui dépend elle-même de sa survie le vendredi (première boucle)
  • de sa survie le jeudi, qui dépend maintenant elle aussi de sa survie le samedi (samedi qui on le rappelle dépend du vendredi dépendant du samedi… boucles dans boucle)

Plus encore que l’inversion de la temporalité, c’est la création de temporalités circulaires gigognes qui constitue une grave faute métaphysique. Mais cela n’est encore qu’un cas particulier de virtuels orphelins. Passons pour cela au cas des cartes à jouer : pour que la reine ne soit pas sous la carte 3, cela suppose qu’elle ne soit :

  • (12) déductivement ni sous la 1 ni sous la 2
  • (429) aléatoirement sous aucune autre carte de 4 à 29[4]

Il y a donc (grossièrement) 1/25 chances. Je ne vais pas refaire le raisonnement précédent, je pense qu’il a été compris. Simplement je ferai remarquer que l’hypothèse (12), qui prétend servir de fondement à l’hypothèse (429), vient en fait nécessairement après elle. La déduction conduite depuis 1 fait de chaque nouvelle carte examinée un virtuel orphelin. Chaque nouvelle carte se déshabille de ses causes pour s’insérer dans une nouvelle série causale qui est en fait un raisonnement circulaire (puisque pour que la reine ne se trouve pas sous la carte 3, il faut qu’elle ne se trouve pas sous la carte 1, qui elle-même nécessite qu’elle ne se trouva pas sous la carte 3, ou 4, etc.).

Accordons-nous un bref regard en arrière : qu’avons-nous fait ? Nous avons identifié les deux grandes résolutions traditionnellement proposées à ce paradoxe : l’inférence langagière (les célèbres confusions de concept, chères à la tradition analytique) et l’autoréférentialité. Mais nous avons aussi identifié une autre hypothèse comme étant en un sens plus naturelle, mais aussi systématiquement écartée : la temporalité. La première question à laquelle nous avons cherché à répondre et alors : pourquoi ? Nous avons ainsi pu établir que la piste de la temporalité conduit à inspecter la déduction, alors que les deux autres résolutions mettent plutôt l’accent sur l’énoncé du problème. Il y avait donc là une sorte de parti pris. Nous avons ensuite démontré que ces trois hypothèses n’épuisent pas le paradoxe. Quoique intéressantes, elles ne sont pas des résolutions satisfaisantes du problème. Elles restent en quelque sorte en surface, pointent ce qui participe du paradoxe mais n’en constitue pas le fond, à savoir : les virtuels orphelins. Enfin, entre la surface et le fond nous avons réhabilité un problème sous-évalué : l’opacité du référent, dont nous avons montré qu’il peut être aussi bien un problème qu’une réponse. Ma question sera donc : pourquoi le logicien s’accroche-t-il au supposé problème de l’autoréférentialité, comme d’ailleurs le philosophe au non moins supposé problème de l’inférence langagière ?

Je ne veux bien sûr pas dire que l’autoréférentialité est un faux problème, il s’agit même d’un problème que ne parvient pas à extirper de soi la logique. J’en veux pour preuve la manière même dont l’autoréférentialité est mise en avant dans le paradoxe du condamné à mort :

  • (3) porte sur (3) ou/et (2)

et qui voudrait que le paradoxe se déconstruise de lui-même… alors que nous avons montré que c’est faux : le soupçon d’autoréférentialité n’est pas une preuve d’invalidité des conditions de déduction. Je pense avoir montré au contraire que l’autoréférentialité joue dans ce paradoxe à la marge ; d’autres problèmes, autrement plus importants, assurent le fonctionnement général du paradoxe. Encore une fois, je ne veux pas discuter de logique, j’en suis bien incapable ; il me semble cependant que notre discussion nous a amené à comprendre que l’autonomie de la logique, symbolisée par le dogme de la non-autoréférentialité qui en marque la limite, est impossible. Elle doit prendre en compte une relative incomplétude imposant des contraintes depuis l’extérieur :

  • le schème d’inférence doit être valide
  • les prémisses doivent être métaphysiquement vraies

C’est l’addition de ce mot souligné qui est scandaleux… La logique est capable de faire face aux énoncés référentiels, mais ces derniers constituent un genre de clôture de la logique dont l’autonomie des énoncés est condition sine qua non. Aussi le logicien, peut-être le philosophe analytique, préféreront toujours stipuler que la règle est contradictoire ou floue, plutôt que d’admettre l’incertitude au principe du raisonnement.

 

J’invite donc et enfin mes amis logiciens à inverser les rôles, et réfléchir à leur tour, mais cette fois en métaphysiciens, à cette nouvelle question, que j’appellerais la généralisation du problème du condamné à mort, puisqu’il me semble que :

  • nous sommes mortels
  • nous avons une espérance de vie
  • nous ignorons le jour de notre mort

Nous savons que nous allons mourir mais nous n’y croyons pas, disait Jankélévitch. Serait-ce le même genre de déduction étudiée dans cet article qui nous conduit à l’incrédulité ? Je ne le crois pas mais je le regrette, bien sûr — ce serait très beau. Reste que si le logicien peut proposer dans le cas du condamné à mort l’interpolation de la règle de déductibilité, pour ces trois règles ci-dessus il ne peut pas l’imposer. Est-ce un hasard si Hume rapprocha le problème de la causalité de celui de l’induction ? Et qu’il mit en évidence que le problème est moins la première que la seconde ? Même si elle en prend les airs, la relation logique n’est pas la relation causale. Ce que le temps nous a appris, c’est le temps. Notre schème du temps — causalité, simultanéité… — est plus efficace que la déduction pour affronter le grand problème de l’existence, un problème plus général encore que la question de la mort, et qui veut que tout être venant à l’existence est en charge de résoudre un problème et un seul :

  • (1) trouver (1)

Lydya O.B.

 

[1] Si l’on comprend la règle (3) comme le fait qu’il soit « surpris » par son exécution, ainsi que le veulent certaines variantes — mais là encore quel est le sens à attendre du mot « surprise » au regard de la règle (1) ?

[2] Que va-t-il en effet se passer ? Le joueur va déclarer qu’en toute logique, il a déduit que la reine ne pouvait que se trouver sous l’avant-dernière carte, la retourner, et perdre.

[3] Si je pose que « cette phrase est fausse » : le problème est-il vraiment que cette proposition est autoréférentielle ? Ou précisément qu’elle ne l’est pas, ne portant sur rien ?

[4] Nous utilisons un jeu de trente-deux cartes auquel a été retiré trois reines.

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