A propos d’un train fou

 

Michael J. Sandel est un philosophe politique americain. Il est professeur a Harvard, au sein du departement de science politique

Le très beau livre de Michael J. Sandel, Justice, s’ouvre sur une expérience en pensée restée célèbre. Le lecteur se retrouve ainsi plongé dans une situation rocambolesque, où un train à la course incontrôlée, menace d’écraser un groupe d’ouvriers travaillant sur la voie. Un dispositif d’aiguillage permet de dérouter le train vers une autre voie, mais un autre homme s’y trouve, qui sera lui-même à coup sûr percuté par le train si le train est dévié de sa trajectoire initiale.

Cette expérience a pour fonction de guider le lecteur vers une certitude : nous sommes le plus souvent conséquentialistes. Le plus souventcar une modification de cette expérience nous fait aussitôt douter : ne serions-nous pas au contraire profondément guidés par des maximes a priori ? Cette fois, au lieu de l’aiguillage qui déroutait le train vers le sacrifice d’un seul homme, il s’agit de jeter soi-même sur la voie un individu qui fera dérailler le train, sauvant ainsi le groupe d’ouvriers.

Indépendamment du fait que les philosophes devraient se méfier des expériences en pensée, celle-ci est particulièrement astucieuse en ce qu’elle élide complètement tout un pan du geste moral. Mieux : elle immisce une difficulté supplémentaire, en ce qu’elle insinue que la médiatisation de l’objet technique (le système d’aiguillage) changerait quelque chose à notre appréhension de la morale.

Pourtant, si l’on reprend l’expérience à son début, et que l’on modifie une seule donnée, ou plutôt si l’on précise les conditions dans lesquelles l’expérience se déroule, nous voyons sans difficulté que le problème est dès le départ posé de manière captieuse.

Posons maintenant qu’il existe un système d’aiguillage. Mettons un groupe d’hommes à gauche. Prenons un homme seul à droite. Précisons maintenant que l’homme seul est à quelques mètres de la bifurcation, et le groupe d’hommes à plusieurs centaines de mètres, voire à plusieurs kilomètres. Que feriez-vous ?

Je vais vous le dire : vous dérouteriez le train vers le groupe d’hommes, tout simplement.

Pour retarder le drame.

Ce qui me permet de dire que si l’homme seul et le groupe d’hommes sont équidistants, si vous n’avez que quelques secondes pour réfléchir et si enfin l’impact est imminent, et bien vous feriez cette fois… n’importe quoi.

Pourquoi ? Parce que dans ce dernier cas les deux options sont également immorales. Et dans le cas précédent, le plus moral était de retarder la mort, de prolonger l’espérance, quand bien même il serait certain que le train percutera le groupe d’hommes. Voilà qui détruit les prétentions de l’expérience en pensée du train fou.

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