Pourquoi coexistent-il plusieurs morales, ou plutôt plusieurs éthiques ? La première réponse qui se présente spontanément à l’esprit est que cette pluralité est liée à une autre : les tribus, les nations, les communautés animistes, monothéistes, polythéistes, socialistes, libérales, induisent que les individus s’y comportent différemment. Pour faire fond sur notre précédente remarque, de petites organisations politiques ont moins besoin de la force de la morale. Cette nécessité vient plutôt avec les grands ensembles humains quand ils ne souhaitent pas recourir au seul autoritarisme. On peut d’ailleurs envisager les grandes idéologies communistes et socialistes comme une tentative pour stabiliser de grands ensembles, et l’idéologie libérale comme l’économie (sic) de cette recherche, avec son déplacement inévitable de l’action étatique, du social vers le répressif. Mais de petites organisations peuvent très bien avoir besoin de la caution de la morale, par exemple quand elles sont menacées ou concurrencées par d’autres organisations (ce qui exhorte à croire la comparaison possible). Ajoutons à cela qu’il y a des moments différenciés : la proscription du meurtre, si courante en temps de paix, saute comme un bouchon de champagne au moindre conflit armé, même civil. Quel dirigeant politique ne s’est pas offert le plaisir de fusiller ou de mutiler des manifestants ?
Les éthiques, éthiques sans morale ou éthiques de la morale, sont aussi des éthiques de classe. Qu’on le veuille ou non, la morale n’est pas exactement la même qu’on soit ouvrier ou rentier. Je voudrais d’ailleurs dans les lignes qui suivent rapprocher l’intuition séminale de Goody et Watt sur le rôle de l’écriture, et le travail de la sociologie. Il est évident, si l’on comprend Goody, que la petite religion tribale de Mahomet, quand elle se mit à rédiger ses prescriptions, n’était pas prête à devenir religion universelle. L’universalisation de prescriptions tribales par le truchement de l’écrit induit une contradiction majeure entre prescriptions contextuelles et la décontextualisation propre à l’écrit. De même, on peut s’interroger à bon droit sur le caractère narratif des Evangiles, plus encore que sur l’exactitude de leur contenu.
Goody toutefois ne semble pas percevoir que la casuistique qu’il voit partout à l’œuvre dans les sociétés sans écriture, est encore largement véhiculée par les classes populaires. Or, s’il est certain que la bourgeoisie a su s’accaparer l’écrit, le niveau d’alphabétisation et d’éducation de nos sociétés rend suspecte la seule supposition d’une trop inégale répartition de l’écriture parmi les classes. Que la bourgeoisie s’appuie sur la rationalité de la discursivité scripturale est un fait peu contestable, qu’elle le fasse contre les morales populaires en est un autre. Il suffit d’avoir lu Kant une fois dans sa vie, pour s’être fait cette remarque : « il n’y a qu’un bourgeois pour rédiger une telle morale ! »
Mais que font les classes populaires de leur côté ? Sont-elles indifférentes à cette morale des dominants ? Pour une part oui, possiblement, mais je crois aussi qu’elles développent largement leur morale en opposition à ceux qui les dominent, et j’ose dire que cette morale populaire est plus authentique et originaire quand et seulement quand elle se construit contre une domination à la fois impersonnelle et précise, que je nommerai dans quelques lignes.
Auparavant, je voudrais dire que si elle est plus authentique, elle n’est pas totalement originaire. Là encore, le tropisme de la domination infléchit le sens moral, lui confère une destination. Néanmoins, l’expérience négative de la domination met en relief un aspect particulier de celle-ci, que je vois partout à l’œuvre dans la constitution de la morale. Il s’agit de la domination économique, et c’est un cliché que je crois fondé, que les « pauvres gens » possède parfois un sens moral plus développé, pour peu que la misère ne les touche pas de trop près.
C’est donc peu dire que je m’oppose à tout ce qui ressemble de près ou de loin à une morale rationnelle à prétention universaliste. Je n’ai pas de railleries assez acides pour cette entreprise d’avance condamnée. Bien sûr, je salue la manière dont Kant a su écarter le calcul de l’agir moral, mais il est allé chercher dans la raison sa matière, alors qu’elle serait selon moi mieux logée dans son esthétique transcendantal (ou plutôt dans une autre esthétique transcendantale). (Lire la suite)